Férue de oud, ce luth arabe à cordes pincées riche d’une histoire millénaire, la musicienne Kamilya Jubran est une adepte d’accords étirés jusqu’à leur effacement qu’accompagnent de mystérieuses dissonances. Dans le chant et la musique, l’artiste mêle des éléments traditionnels à des dimensions plus contemporaines, jazz, blues, électro voire rock.
«Mon essai est de reconstruire l’histoire de la musique traditionnelle arabe, dont je suis issue, en la faisant voyager ailleurs», relève l’artiste en entretien. À l’origine, elle est initiée à la musique classique et à celle du Proche-Orient au foyer familial. Ensuite, il y eut l’expérience d’une ample recherche musicale au sein du groupe Sabreen fondé dans les années 80 à Jérusalem-Est. Installée dès 2002 en France, elle découvre un contexte autre plus exposé à de multiples expressions musicales. «Si je puis être influencée par la musique classique égyptienne, dont Oum Kalsoum, et celle de Grande Syrie, c’est pour mieux les oublier et imaginer mon propre chemin dans la composition.»
Poèmes de l’exil
Un concert tenu à la genevoise Cave 12 en décembre dernier fut rehaussé par un large éventail poétique autour d’exils et migrations que l’artiste chante en arabe. Aux yeux de la compositrice, la place de la poésie est essentielle dans sa musique. Prenez l’Irakien Fadhil Al-Azzawi, qui a impulsé une révolution poétique et prosaïque saluée dans tout le Proche-Orient: «Avec un bâton pour conduire le bateau de mon esprit tourmenté/Aveugle, dans le labyrinthe des océans du monde», entend-on (Attendant un miracle).
«Chacun parle à sa manière de la laideur, la douleur et l’agressivité du monde», soutient la musicienne. Ainsi le poète Salman Masahla. «Qui prendra de ma langue ma qualité, piégée dans une tombe/que le vent a sculpté avec mon silence?» s’interroge-t-il dans Siwa (Sauf). L’écrivain arabe israélien avance «qu’il n’acceptera plus jamais les choses, hors la manière dont il les voit, ce qui rejoint ma manière de concevoir mon chemin», relève Jubran. En son Liban natal, l’écrivain Paul Chaoul fut déchiré par la guerre civile. Il évoque un personnage allant tous les jours au café avec le même journal. «Pour Miftah al Ghorfa (La clé de la chambre), le poète s’interroge: faut-il s’asseoir ou se mettre debout? Chez lui, doit-il dormir ou rester debout? Existe-t-il ou non un lit? C’est peut-être abstrait, mais cela raconte beaucoup.»
La compositrice, chanteuse et musicienne souligne la chance d’avoir connu un père luthier, qui construisait ses instruments à la maison, notamment le kanoun (lié au groupe des cithares sur table) et l’oud. «Kanoun et oud étaient un peu mes poupées. Mon père ne concevait pas l’oud en quart ou demi‐ton comme c’est le cas pour les violons. Devenue adulte, j’ai davantage joué du oud, sachant comment il fonctionne et sa sonorité, le revisitant aussi.»
Bien que cette Palestinienne de nationalité israélienne née en 1963 et grandie à Rameh (Galilée), ne retienne pas le terme de fusion, force est de constater que sa pratique de l’instrument s’en va musarder sur bien des sentiers. Côté oud, elle relève des influences multiples: jazz, blues, death metal, minimalisme et sérialisme américains, blues et musique contemporaine inspirée par l’œuvre d’Olivier Messiaen. Ses compositions sont souvent à la recherche d’une symbiose, qui tutoie parfois le mystique sans oublier le groovy.
Large palette
En témoigne sa fructueuse collaboration avec le trompettiste et musicien bernois Werner Hasler rencontré en mai 2002 (dernier album en date, Wa). L’homme est issu du jazz et désirait expérimenter du côté de l’électro des sons jadis défrichés à la trompette. Kamilya Jubran, elle, venait de clore un compagnonnage avec la formation de rock arabe Sabreen croisée alors qu’elle préparait un diplôme d’assistante sociale. Sa collaboration avec Hasler privilégie des syncopes électro penchant parfois du côté de la techno déstructurée. Son minimalisme est alors souvent dansant, bluesy et fortement ancré dans les traditions orientales.
Son chant participe d’une belle connaissance de certaines musiques médiévales. Il refigure aussi, jusque dans sa dimension incantatoire, le souvenir d’Oum Kalsoum. Au temps de la Guerre des Six Jours en 1967, Kamilya Jubran, alors haute comme trois pommes ans, chante à quatre ans l’icône égyptienne. Avec en rumeur de fond des bombardements aériens qui la hante encore.
Sous pandémie, Kamilya Jubran initie une plateforme évolutive d’échanges artistiques au gré d’improvisations entre musicien.nes «ne se connaissant pas forcément», Terrae Incognitae. Elle y convie notamment la Libanaise Youmna Saba, «venue du noise, mais connectée au monde arabe avec son oud traité». Celle-ci signa la première partie de soirée à la Cave 12 par une composition voyant le chant et la tradition réinventés par un micro placé à l’intérieur du oud. L’instrument ouvre ainsi sur des nappes synthétiques éthérées et songeuses. On se remémore alors le poète Paul Chaoul chanté plus tôt par Jubran: «Pourquoi ton vieillissement ne serait-il pas juste à toi sans contamination des écrans, des histoires et des guerres?»
Kamilya Jubran, à écouter sur bandcamp.com; site de l’artiste:
kamilyajubran.com