« How to Do Things with Words » («Comment faire des choses avec des mots») propose un étonnant et piquant dialogue d’une grande physicalité entre texte contemplé ou porté par les interprètes et mouvement qu’il induit souvent.
«Nous avons découvert que même de petits mots peuvent changer la manière dont un public voit et comprend un spectacle de danse. D’où le souhait d’explorer ce que cette dynamique entre mots et gestes ouvrent dans une chorégraphie adaptée au Festival la Plage des Six Pompes pour un spectacle de rue», relève en entrevue Joshua Monten.
Paroles et phrases graphiques
Que ce soit à l’intérieur d’un théâtre sur une somptueuse page blanche en guise de scénographie dans une version longue plus méditative et autoréflexive (67 minutes en costumes allant du noir au gris souris). Ou en plein air au Festival chaux-de-fonnier La Plage des Six Pompes. Cela au fil d’une variante plus réduite (25 minutes en habits couleur lilas), dynamique et axée sur les danses de rue – hip-hop, locking, twerk… Les corps s’affirment comme de merveilleux prolongements aux mots. Non sans un sens aiguisé de l’Absurde, de l’humour de guingois et de la douce ironie.
«Il existe un duo comique de cabarettistes lucernois Ohne Rolf créé en 1999 par les comédiens qui ne parlent pas, Christoph Wolfisberg et Jonas Anderhub. Les paroles sont imprimées sur des affiches collées à deux pupitres présents sur le plateau», souligne Joshua Monten. Par exemple, «Circulez, il n’y a rien à voir!» que l’on voit dans l’un de leurs spectacles muets. «Le duo Wolfisberg et Anderhub ne travaille qu’à l’aide de ces signes, mots ou phrases, ce qui nous a aussi construits», ajoute le chorégraphe.
Danses à l’ère d’Instagram
Les propositions chorégraphiées qui émaillent la pièce font leur miel d’un va-et-vient lancinant du corps comme un balancement fait d’une brève avancée et d’un retour du mouvement sur lui-même. On songe alors furieusement aux giff ou reel. Soit ces vignettes souvent mouvementistes très populaires sur Instagram. Dont la capsule ici dansée reconduit et refigure la dimension artistique et humoristique.
La remarquable danseuse munichoise Katharina Ludwig évolue aux côtés d’ Angela Demattè et Jack Wignall. Intensément expressive et virtuose, la jeune femme n’a pas son pareil pour enfiévrer ici la jalousie dans un tourbillon sur soi. Là la catastrophe par sa chute glissée. Dans cette séquence jalousie et catastrophe sont des mots écrits en en anglais sur des feuilles signalétiques portées par l’une des interprètes.
Humour et jeu
Lorsque le mot « Ice Cream » est brandit, l’anatomie de Jack Wigmall s’affaisse par mouvements concentriques sur lui-même pareil à une glace fondant au soleil. Effet burlesque garanti digne des belles heures du muet de Keaton et Tati.
Quant à elle Angela Demattè active une brève improvisation sous le sceau de la parole graphique « Perfection » déroule un alphabet classique parfait. Style l’ancienne danseuse étoile du Ballet de Paris, Sylvie Guillem, et son levé de jambe pour pub horlogère. Cet impromptu lui vaut d’être saluée d’un panneau « Prétentieux ».
Pas de doute, on retrouve là un parfum d’humour décalé face é la grammaire exigeante du classique de certaines œuvres signées de la grande prêtresse de la danse théâtre, Pina Bausch (Nelken).
Mais il y plus. Le sujet du jeu est décliné dans tout le travail de Joshua Monten (sa création Game Theory, par exemple). Chez cet artiste, il y a toujours l’accident, l’inattendu, le conflit entre libertés. improvisations et règles comme dans le jazz. Sans oublier la mise en valeur de l’imaginaire et de l’engagement sans limites de l’interprète dans un jeu qui captive. Ses réalisations allient ainsi sérieux esthétique et fantaisie débridée.
Musicalités des corps
Joshua Monten excelle à jouer de récits multiples et éphémères. Leur combinatoire favorise une circulation des interprètes tels des électrons libres. Ou en duo, trio, échos, contrepoints fugués. Ceci sans jamais s’égarer dans l’espace.
Dans cette parfaite synchronie entre mouvements et musique tour à tour scandée et électro-atmosphérique voir ambiant, on songe à certaines œuvres du tandem formée des chorégraphes espagnols José Montavo et Dominique Hervieu (On danse, Paradis) dans ce dialogue entre des corps électriques offrant des images furtives et palpitantes qui s’enchaînent sans frein.
L’ensemble est posé au millimètre tout en donnant l’impression d’une grande décontraction. Et le public est pleine intégré dans la recherche de signification de ce qu’il contemple. Parfois le sens est littéral et direct. Parfois plus abstrait.
Fragmentations
Sur cette combinaison textes-mouvements, ce mélange de contemporain, néo-classique, hip-hop et déhanchement souple comme une douce respiration des corps, flotte aussi parfois le souvenir du chorégraphe historique William Forsythe. Singulière et bizarre merveille la danse à la rythmique calibrée, est tout en fragmentations et élancements toniques ou fluides.
L’opus fait regretter que la Suisse ne compte pas encore de vraie comédie musicale foisonnante d’inventivité disloquée tour à tour fluide, nerveuse et élégante. A l’image de ce qui pourrait être avec « How to Do Things with Words » ses esquisses, études ou brouillons. Parfois proches de l’Entertainment en état d’urgence existentielle cher au blockbuster La La land du Français Damien Chazel.
Bertrand Tappolet
« How to Do Things with Words ». Festival la Plage des Six Pompes. La Chaux-de-fonds. Jusqu’au 6 août. Rens. : https://laplage.ch/