Dans «Scènes de violences conjugales» écrit et mis en scène par Gérard Watkins, le pathétique le dispute à la cruauté dans une tension renvoyant dos à dos victimes et tortionnaires. Incroyablement dérangeante, la pièce se déplie en plusieurs mouvements. Liam, la précarité chevillée au corps, croise fortuitement Rachida à la porte d’entrée d’un immeuble. Elle veut se libérer du carcan familial. A la recherche d’un travail, Annie tombe sur Pascal, un photographe voulant tout régenter chez l’Autre.
La rencontre incertaine, maladroite et pleine de promesses. Ici sur un quai de gare autour d’une valise abandonnée possiblement piégée donnant lieu à un épisode burlesque. Là côté rue et dénuement. Ces épisodes sont déjà hantés de signes annonciateurs des violences conjugales à venir. L’investissement commun d’un appartement par les deux couples parachèvera le huis clos des violences. Enfin, l’improbable résistance et résilience féminines clôt ces éprouvants parcours de vie.
Théâtre sociologique
Développé dans une scénographie triangulaire associant, victimes, bourreaux et public témoin, L’opus est né d’une indignation. Indignation face aux ravages dus aux féminicides (113 recensés en France en 2021, 26 en Suisse). Mais aussi d’une interrogation des systèmes de domination patriarcale. Sans taire le désir de faire ressentir nos zones d’ombre tout en recherchant des aires d’empathie, selon l’homme de théâtre dans un entretien avec le webmedia M la scène.
Au-delà des statistiques alarmantes, faire du théâtre à haute teneur sociologique sur les violences multiformes faites aux femmes tient du pari aussi audacieux que périlleux. Là où le cinéma du réel qui fictionne (Ken Loach, les Dardenne, Jacques Audiard, Bruno Dumont…) excelle à prendre le pouls de la lutte survivaliste au quotidien de femmes face aux brutalités, humiliations et désorientations, le dramaturge et metteur en scène Gérard Watkins infuse au compte-gouttes une implacable mécanique à broyer physiquement, psychiquement et identirairement deux femmes dans de répétitifs mano a mano.
Tableaux d’exécutions
Ces tableaux fragmentés ou chroniques d’une violence ordinaire entrecroisent deux couples au plateau tout en embrassant plusieurs types de jeu. Du physique au vériste, du grotesque au témoignage. De l’agonie mélodramatique à l’expressionnisme façon cinéma muet. Répétitive, les intrigues croisées atteignent une intensité totalement insoupçonnée, tant tout semble désespérément prévisible dans ce voyage erratique au bout de l’inhumanité.
Au chapitre scénographique, nous sommes au cœur d’un espace d’installation anonyme. Un praticable à l’avant-scène figure le lit de tous les délits, phobies somatiques, viols et rapports de forces à venir. En toile de fond, une batteuse nippone infuse sa belle rythmique syncopée, donnant à l’ensemble un aspect performatif live. Cela démarre à la limite de l’intelligible au fil d’un récit choral à quatre voix qui fonctionne fort bien en atelier de création radiophonique et podcasts. L’exercice tient ici du teaser. Il laisse entrevoir la corde tendue du pire derrière la banalité de situations évoquées.
Banalité du mâle
On croirait relire un constat sociologique à la Pierre Bourdieu en découvrant les notes d’intention de Gérard Watkins. Côté milieu populaire, on découvre Rachida (Hayet Darwich au débit de kalachnikov et à la résistance erratique avant la fuite chez une proche) Et Liam – Maxime Lévêque toujours au bord de l’implosion et impressionnant dans son personnage d’une effarante bêtise. Ils sont jeunes et naturellement «issus d’un milieu violent et précaire ». C’est peu dire que l’écriture multiplie les effets de réel dans une lointaine filiation avec L’Assommoir de Zola dans sa vision sans fard de la violence multiforme contre les femmes et l’état de sidération des victimes.
On y trouve en stations sur le chemin de croix d’une «Muslim» ne portant pas le voile, dixit le «connard» de service selon son ex-compagne témoignant auprès d’un psy. Liam aura au préalable rageusement massacré un meuble Ikea, imposé du salon comme lieu unique pour jouer à GTA et sanctuariser la cuisiner pour beuverie entre potes, colonisation du ventre de la compagne par un ambigu et délétère chantage à l’enfant, coups portés à une femme enceinte, automutilation jusqu’au comas pour dire «J’existe» face à un bamboche qui prendrait toute la place.
N’importe quelle femme censée ne tiendrait pas cinq minutes face à un tel concentré de stupidité, d’emprise et d’asservissement conjugal à mi-corps entre l’imposé et le subi. Quant à lui, le spectateur est pris en otage de cette masculinité toxique sans retours entrelaçant les courtes scènes.
Femme sous influence
Annie – Julie Denisse en état de désertification intime et d’effondrement permanent – et Pascal (David Gouhier alternant l’humiliation, la torture et la veulerie patriarcale) «sont au milieu de leur vie respectivement de classe moyenne et bourgeoise» à en croire Gérard Watkins. La femme se liquéfie sur place, ne pouvant plus contempler son image dégradée, outragée, humiliée et annihilée par son compagnon lui imposant son terrorisme intime multiforme.
Son récit en main courante face à un policier est sans cesse réécrit par l’intéressée. Ceci pour convenir aux fourches caudines de ce qui est justiciable et audible par tous les acteurs impliqués: police, assistance sociale, justice, société, association d’aide aux femmes violentées et harcelées…).
Parcours de combattantes
Se révèlent ainsi en creux la pénibilité, l’incertitude et le désarroi de femmes en état de siège qui ne s’appartiennent plus. Et désespèrent de se préserver de cette maltraitance sous influence qui les marqueront à vie. Autre élément normatif singulièrement éprouvant pour les victimes non abordé ici, les tribunaux. Pour mémoire, rappelons que 97% des plaintes de femmes faites à la justice pour viol, crime ayant eu lieu essentiellement au sein du couple et de la famille, n’aboutissaient pas en Suisse en 2017 selon les statistiques fédérales officielles. Être entendues ne suffit plus. Cette pièce, dont on ressort éprouvés et bousculés comme rarement, montre pourquoi.
Selon une étude réalisée à l’automne 2021 en Suisse, 42% des femmes ont reconnu avoir souffert de violences domestiques au sein de leur couple – humiliations, insultes, menaces, coups … – contre 24% d’hommes (sur un échantillon de 3500 personnes interrogées) 1. Le féminicide n’est que la forme la plus spectaculaire de ces brutalités conjugales et sociales systémiques visant à asservir, réduire, humilier, soumettre, surveiller, déstabiliser et in fine détruire. L’ampleur de ces atteintes serait largement sous-estimée.
Bertrand Tappolet
1 Selon l’ATS citée par Le Temps, l’année dernière en Suisse « le nombre de viols a augmenté de 44 cas, pour un total de 757. Il s’agit de la valeur la plus élevée de la dernière décennie. » (Le Temps, 28.03.2022).
Scènes de violences conjugales. Ecrit et mis en scène par Gérard Watkins, avec Hayet Darwich, Julie Denisse, David Gouhier, Maxime Lévêque et Yuko Oshima. Au Théâtre 11 Avignon jusqu’au 29 juillet.