Le frêle équipage de «Kids», pièce signée Fabrice Melquiot est composé de huit orphelins. Sous les balles traçantes qui font office de feux d’artifices, cinq garçons et trois filles s’échignent à envisager leur quotidien sous un autre jour que le décombres, privations, quête incessante de vivres et absence de repères. On s’attrape, s’accroche, s’aime ou s’insulte. Un couple veut fuir après-guerre à la poursuite d’un rêve américain avec vue sur un immense réfrigérateur. «On a été drôle, lyrique et tragique», résume l’un personnages donnant le ton de la pièce.
Préparant une parade pour récolter un peu d’argent, la juvénile bande imagine que les bandages sanguinolents permettront de se métamorphoser en momies de films d’épouvante de série Z. Dans un monde sans adultes ni limites autant éthiques que morales et humaines, la cruauté peut éclater à tout instant. La violence et le drame aussi dans un récit où la loi du plus fort s’impose souvent. On se dit qu’ils ont grandi trop vite tout en restant parfois profondément immatures.
Etat de siège musicalisé
La fable nous ramène au siège de Sarajevo (avril 92-décembre 95), débuté il y a trente ans, le plus long de l’histoire contemporaine. Pour mémoire, 1500 enfants parmi 10’000 civils laissèrent la vie dans la capitale bosniaque bombardée quotidiennement. Les enfants dépeints sont serbes, bosniaques, croates, musulmans, chrétien. Mais leur singularités ethniques, culturelles et confessionnelles sont sans impact sur la vie communautaire.
Les protagonistes font la classe en apprenant l’anglais à partir de chansons populaires. La musique atmosphérique d’une partition guitare jouée live vient rejoindre la référence de Kids au titre mélancolique, «When My Guitar Gently Weeps», le plus beau morceau signé George Harrison pour les Beatles. Un casting haut en couleurs semblant s’extraire d’un récit de Swift la «voleuse», la «pisseuse», le couple d’amoureux, le guitariste, l’autiste.
Remontant dans les couloirs du temps, la pièce pose les enfants dans l’après-guerre tels des rescapés oubliés des médias, de la société, de la communauté internationale et de l’aide humanitaire. Une paix aujourd’hui toujours aussi relative. Ceci au cœur d’une poudrière où les velléités nationalistes et sécessionnistes d’une partie du pays alimentent peur et sidération.
Mise en jeu pertinente
Souvent convoqué lors d’auditions pour comédiens, ce texte est transfiguré par l’énergie de Yann Guchereau en Sead, leader de meute parfois violent ou paternaliste, rêveur et accueillant. Moins narratrice que passant les didascalies (indications scéniques) de la pièce à main gauche devant un micro en pied, Hoël Le Corre est épatante dans le rôle de Josip, un garçonnet qui souffre de retards psychiques, n’articulant qu’un «I Love You».
Bravache, en manque constant d’attention, l’infortuné finira par se tirer involontairement une balle dans la tête en jouant crânement. Avant de chuter au ralenti. Autiste, «ce petit bonhomme est à l’image de ces kids, en contraste complet avec la guerre en toile de fond. Survivre n’est même pas intéressant à leurs yeux. Ce qu’ils veulent? Continuer à vivre dans la fureur, à s’aimer, s’écharper. Ou apprendre l’anglais avec les paroles des chansons qui passent à la radio. Comme nous dans notre jeunesse », explique la comédienne. Pour elle qui l’incarne dans la lignée avouée du jeu de Leonardo DiCaprio en bambin autiste pour Gilbert Grape, «ce petit garçon représente le summum de l’innocence fauchée en pleine enfance.»
Langue singulière
Mis en scène par François de Han pour la juvénile Compagnie Le Vélo Volé, le spectacle vaut ainsi pour la prestation engagée et frontale de ces huit comédiens semblant être tout juste sortis de l’adolescence. Un à un le interprètes se placent en ligne au plateau. L’image évoque de loin en loin le rempart que forme cette meute dans l’affirmation polyphonique d’une meute plus que d’une communauté.
«On se devait de susciter des images traversées d’étrangeté et d’Absurde répondant à la fois à une grande concrétude et hautement poétique. C’est une langue qui vient tout à la fois frapper le conscient et l’inconscient. Le texte est d’ailleurs écrit en vers. D’où la nécessité de le travailler grâce à des pauses notamment. Ou de manière à ce qu’il fuse telles des balles traçantes», relève le metteur en scène.
Lyrisme et crudité
L’écriture tour à tour lyrique, factuelle et crue du dramaturge français le plus monté au Festival Avignon off déconcerte autant qu’elle fait mouche. Par le canevas fragmenté de ses dialogues volontairement brouillons, ses échanges troués de silence, la pièce dit tout l’enjeu de l’après-guerre. Celui de reconstruire des histoires. Soit recoudre des identités narratives interrompues par le fracas de la vie sous conflit et peur permanente.
C’est tout ce qui peut faire défaut à un moment crucial de l’existence, en termes d’enveloppement et de protection que Kids met en lumière. Comment? En tentant de saisir la part enfantine au cœur d’une guerre et au-delà, qui questionne et bouscule notre propre lien adulte à la violence et aux abus. Mais aussi en pistant une certaine soumission du féminin au masculin que la pièce met épisodiquement en lumière.
Bertrand Tappolet
Kids. La Scala Provence. Festival Avignon off. Jusqu’au 30 juillet.