Libéria, extérieur jour. La tête d’un jeune homme émerge d’une eau aux reflets sanguins. Libéria, intérieur nuit. L’ancienne demeure dévastée d’un notable est envahie par la jungle. Un immense navire rouillé est échoué sur la grève. «Il se dégage ainsi des photos de « Reaching for Dawn » une attente mélancolique, une forme d’intranquillité énigmatique qui rend le présent évanescent. Figés dans la suspension d’un instant, les êtres, les lieux, les paysages et les objets se muent en mémoire», relève dans sa préface le rappeur et écrivain franco-rwandais Gaël Faye.
Mélancolie
Des images baignées donc d’une insondable mélancolie. Elle se double d’une «d’une sidération face aux crimes contre l’humanité et d’une attente infinie relativement à une reconnaissance sociale qui n’est jamais advenue pour les victimes. Nul mémorial construit ni possibilité de construire une mémoire collective autour de ce qui s’est passé. Une mémoire si essentielle pour les Libériens afin de tenter de surpasser ce traumatisme ambiant», explique Elliot Verdier.
Entre sites fantomatiques en noir et blanc et portraits couleurs de survivants et habitants, sourd la hantise des 250’000 morts de la guerre civile et d’exactions sans nom qui déchirèrent le Liberia de 1989 à 2003. Explorant notamment la nuit archaïque et ses lieux autrefois guerriers et d’exactions ou non, les photos prises à la chambre 4X5 par Elliott Verdier pour son livre « Reaching for Dawn » (« Atteindre l’aube« ) marquent durablement.
Nuit
La nuit est aussi prégnante dans les témoignages audios recueillis autour des crimes de guerre. Aux yeux d’Elliott Verdier, elle est le temps associé au «traumatisme presque palpable, où chacun est seul avec ses pensées et les flashbacks de la guerre» et à la chape de silence qui s’est abattue sur le pays. Ce silence est tout juste déchirée par ces paroles de survivants ou bourreaux reproduites dans le livre sur papier calque comme le linceul de cette tragédie. « Il s’agissait pour moi de donner corps à ces traumatismes par des vues nocturnes de paysages libériens et des images plus contextuelles plantant les décors des portraits, eux en couleur. »
En monochromes majoritairement, elles révèlent paysages désolés et enténébrés proches du noir et blanc argentique négatif et portraits en pied de générations chaînées par l’impunité des bourreaux et l’impuissance des victimes. «J’ai choisi des images à forte dimension symbolique, vu précisément que le traumatisme est invisible. A l’image de la photo de cet homme semblant avoir la tête coupée émergeant d’une étendue liquide qui fait office de reflet rougeoyant, il y a souvent la représentation de l’eau, symbole associant mort, vie, pureté et religion. On ne sait si le visage de ce jeune homme baigné d’une lumière bleutée est vivant ou mort. C’est cette attente que je voulais symboliser», précise l’homme d’images.
Justice en berne
Le livre s’ouvre significativement par la vision en noir et blanc d’une salle désertée de Tribunal. La maxime « Let Justice be done to all » surmonte le drapeau du pays. Malgré le fait qu’une Commission vérité et réconciliation a œuvré de 2006 à 2009, recueillant quelque 20 000 déclarations et les témoignages directs de plus de 500 Libériens. Elle a également collecté ses propres preuves et mené des enquêtes sur un large éventail de crimes commis pendant la guerre. Or ses principales recommandations n’ont jamais été mises en œuvre. Et ses archives sont déposées à l’Institut de technologie de Géorgie aux États-Unis, inaccessibles pour les Libériens.
À l’international, seule une poignée d’anciens seigneurs de la guerre ont été jugé et incarcéré. Parmi eux, l’ex-président du Libéria, Charles Taylor, reconnu coupable le 26 avril dernier aux Pays-Bas de crimes contre l’humanité et crimes de guerre durant le conflit en Sierra Leone (1991-2001). C’est une première depuis les procès de Nuremberg qu’un ancien chef d’État est condamné par la justice internationale.
Roman de voix éclatées
Sur deux ans, le Français s’est rendu trois fois au Libéria. Il a souhaité documenter l’invisible. Soit les traumatismes et les blessures toujours omniprésentes, 18 ans après la guerre civile. Un travail de mémoire, en argentique et au service des résiliences des populations. Nous sommes au port de pêche de Harper et ses embarcations pour la siglées de « Glory be to God ». Mais aussi au coeur de zones minières de diamants de Gbarpolu. Et à Wespoint, le bidonville le plus étendu de la capitale, Monrovia.
C’est dans cette cité qu’il a réuni au cœur d’un studio d’enregistrement, sept victimes et un nombre égal de bourreaux, vivant aujourd’hui côte à côte, pour recueillir leurs témoignages bruts sans montage virtuose. «Ils sont la trace vivante de ce qui a été vécu» pour Elliott Verdier. En préface de l’ouvrage, Gaël Faye concilie avec justesse: «En contrepoint des images, des bribes de témoignages racontent une nuit d’indicibles cauchemars dans laquelle on tue, on pille, on viole, on pousse des enfants à dévorer leur innocence dans des jeux macabres, on massacre son frère et sa sœur, son père et sa mère, et le crime se fait à ciel ouvert, en direct mondovision, sur le seuil d’ambassades occidentales qui détournent lâchement le regard.»
Temps des limbes
«Depuis la fin de la guerre, nous n’avons rien, nous traînons comme des mouches», confie l’une de ses voix 1. Ces témoignages fragmentaires, on les retrouve donc sur du papier calque spectral en feuilletant « Reaching for Dawn« . Et sous forme d’enregistrements audio à écouter aux 25e Journées photographiques de Bienne. Celles-ci abordent improbable restauration, problématique guérison et incertaine résilience par l’image. Aux yeux du photographe, « les limbes marquent cette nuit où l’on est plongé dans une réalité différente, fantomatique et énigmatique. »
Pour mémoire, entourée par la Sierra Leone, la Cote d’Ivoire, les montagnes de la Haute-Guinée et les eaux d’une lagune insalubre notamment, la République du Libéria est un singulier et inabouti projet utopique de rapatriement des ex-esclaves affranchis du sol américain au sein d’un pays qui ne les accueillit qu’avec de profondes réticences. Avec sa constitution buvardée sur celle des États-Unis, le Libéria s’est enfoncé dans la misère et les guerres civiles, une nuit sans fond suivies de limbes où les humains errent dans un oubli quasi complet de la communauté internationale.
Bertrand Tappolet
1 « Since the war finished we have nothing, we just loitering like flies. », in Reaching for Dawn, Dunes Editions,
Reaching for Dawn, Dunes Editions, 2021. Journées photographiques de Bienne. Jusqu’au 29 mai. Rens.: www.bielerfototage.ch. Site du photographe: www.elliottverdier.com