Paysages dansés improvisés

SPECTACLE • Au Pavillon de la danse, Le Ballet Junior interprète notamment une création improvisée signée Ioannis Mandafounis. Rythmée autant que fragmentée par des noirs plateau, «Yes» papillonne entre l’humain, le canin et le deuil.

Choisir son déplacement sur l'instant. "Yes" de Ioannis Mandafounis. Photo Mark Henley

Flottent dans l’espace, les notes hypnotiques et mélancoliques au piano de «1-100» du minimaliste anglais Michael Nyman composé pour le film au baroque ornemental sur les chiffres, Drowning by Numbers, signé Peter Greenaway. La morale du long métrage? Tant que l’être en jeu, il est en vie. C’est aussi celle de la pièce chorégraphique Yes de Ioannis Mandafounis.

Faisant le lien entre la musique baroque et le minimalisme des années 70, ces notes de Nyman en réverbération et échos semblent comme suspendues. A l’image des gestes et mouvements dans Yes, les voilà qui s’interrompent, suspendent leurs cours. Pour mieux fuir la finition au cœur de l’improvisation qui est l’humus de cette pulsation dansée créée pour 25 interprètes du Ballet Junior.

Inattendu, ruptures et continuité

A la demande du cinéaste gallois, Michael Nyman a imaginé pour 1-100, une série de 100 accords. Chaque section compte 10 nombres et se concentre sur des types d’accords spécifiques. Débutant dans l’aigu, on va vers le grave. Le compositeur a toutefois recherché des événements inattendus comme des sonorités décalées.

«Cette musique permet d’accéder quasi instantanément à ses clés de lecture et nous immerge rapidement dans son atmosphère. Ceci favorise la lisibilité du mouvement pour le public. Evidemment des surprises sont audibles dans la composition. Mais l’essentiel est que je puisse effectuer les ruptures d’une scène à l’autre avec des noirs notamment, sans perdre la continuité de la pièce. Et surtout l’attention du public. C’est une balance à trouver entre les danseurs qui ne cessent de changer, d’une part. Et une composition musicale jouant sur la continuité, de l’autre. J’ai aimé le côté quasi romantique de 1-100 tout en étant une musique éminemment structurée», s’enthousiasme le chorégraphe Ioannis Mandafounis en entretien.

Tout semble alors au coeur de Yes, attente de l’inattendu chez le danseur devant moduler certaines appréhensions face à l’improvisation, fuir le cadre de ses habitudes afin de mieux mettre en mouvement ses émotions. Il y ainsi une belle concordance entre une musique répétitive au lyrisme discret qui semble chaque fois au bord du silence, de l’évanouissement et la physicalité de la danse du chorégraphe genevois d’origine grecque.

Dès l’entame, la création sous ses dehors d’essai atmosphérique tour à tour nonchalant, enfiévré, tendu et jubilatoire mettant en valeur la créativité de ses interprètes, sembler joue de l’«humanimalité». Six interprètes posés à quatre pattes se toisent dans un affrontement de pitbull aboyant dans un geste de défi d’un combat à venir. «La scène est venue prosaïquement au ras d’un trottoir genevois où il est courant de découvrir des chiens en laisse s’aboyer dessus.» Cet épisode s’évanouit très vite dans la pénombre subite et épisodique recouvrant la scène.

A l’image de son maître, le chorégraphe historique américain William Forsythe, Mandafounis n’a jamais eu de problèmes à intégrer l’entertainement, l’humour et les danses populaires d’ici et d’ailleurs dans ses créations. Outre cette manière unique d’associer précision ciselée et légèreté échevelée, «ce que j’ai retenu entre autres de Bill (diminutif de W. Forsythe, ndr)? Le fait qu’il n’existe pas de césure encore moins de hiérarchie entre la vie de tous les jours et la danse. Tout peut être matière à danse».

Noirs en scène

Des passages au noir, le chorégraphe Ioannis Madafounis va faire un usage intensif pour Yes comme au fil d’un calme zapping. Sa pièce est ainsi habilement fragmentée, favorisant une discontinuité bienvenue. Ce procédé maintient les portes de la perception en alerte. «J’ai aimé découvrir tout le monde fantastique des danseurs au fil de leurs improvisations. Comment dès lors donner au public un peu de leur univers intérieur. Soit leur personnalité renfermant un monde imaginaire. Par personnalité, j’entends le moment où ils sont éveillés en pure présence au quotidien. Mais aussi eux dans leurs imaginaires, espérances et illusions.»

Le procédé de pluies d’obscurité tombant sur les séquences de Yes ne casse-t-il pas volontairement le possible ronronnement de corps qui glissent avec rondeur ou ondulation des hanches au bord du déséquilibre? Comme en éclipse, les interprètes apparaissent avant de disparaître, les couples se quittent pour mieux se reformer. Ils sont à chaque fois différents, immergés dans une présence possiblement fragile mais toujours renouvelée.

Troubles dans la perception

Prenez ce défilé de portés somatiques en ligne. Le corps d’un interprète s’enroule pareil à une écharpe autour du cou de son porteur. Celui-ci marche à pas comptés vers l’avant-scène au fil d’un étrange voguing proche du défilé de mode. D’où un fantastique, où l’humain semble déserter une forme sculpturale hybride dont il est pourtant à l’origine. Nulle surprise à ce que chez ce chorégraphe danseur ayant longtemps côtoyé un maître des arts martiaux l’amenant vers les rivages du butô, la physicalité reste la qualité première de la danse.

De cet expert en impros, on se souviendra donc longtemps de la performance sur la perception du temps et du corps posé dans l’espace, Twisted Pair, conçue en 2013 et interprétée par lui-même avec Olivia Ortega, Katerina Skiada et Nikos Dragonas. Dans un tableau d’anthologie, Ioannis Mandafounis porte les corps des trois autres interprètes de la pièce. Deux sont attachés à son anatomie comme bébés au buste maternel, la troisième inconsciente surmonte cet édifice sculptural de chair. «Au total cela faisait 175 kilos», se souvient le chorégraphe dont le profil WhatsApp affiche une enfilade de bronzes féminins figurant des poses de danseuses.

Deuil et renaissance

La scène de deuil terminal est d’une sobriété bienvenue. On songe à une séquence de la mythique comédie musicale West Side Story alors que deux groupes se plantent de part et d’autre du corps gisant de Paul Grégoire crucifié au sol. Ceci avant que des tabourets métalliques noirs ne le recouvrent, dessinant les contours d’un mémorial funéraire à ciel ouvert. On a tort, selon le chorégraphe qui refuse obstinément tout référencement. A l’en croire, cet épisode est simplement né d’une chute accidentelle lors d’une répétition.

Les combinaisons rythmiques et dynamiques de Yes valorisent d’une manière subtile virtuosité et rapidité dans l’improvisation. Tout en gardant en mémoire que la danse contemporaine peut aussi être un «camp de ludisme». L’humour décalé et désinvolte peut y cheminer de conserve avec un alphabet dansé aussi structuré dans ses images scéniques que décomposé dans son exécution.

Le chorégraphe suisse est le premier de son pays à être nommé dès 2023 à la tête de la Dresden Frankfurt Dance Compagny actuellement dirigée par Jacopo Godani, chorégraphe italien et collaborateur de William Forsythe dans plusieurs de ses créations. Ioannis Mandafounis a lui-même travaillé avec Forsythe de 2005 à 2009. Nul n’est prophète en son pays. L’adage semble chevillé à l’imaginaire de cet artiste qui a connu une ascension fulgurante en une décennie. Mener une Compagnie aussi prestigieuse sur le fil d’un travail exigeant mené sur l’improvisation et la physicalité de la danse est une consécration européenne aussi méritée que périlleuse.

Pour le chorégraphe genevois d’origine grecque, l’incertitude a toujours été un embrayeur de création comme pour William Forsythe expliquant: «La chorégraphie est un terme curieux et trompeur. Le mot lui-même, tout comme les processus qu’il décrit, est insaisissable, agile et incroyablement ingérable. Réduire la chorégraphie à une seule définition n’est pas comprendre le plus crucial de ses mécanismes: résister aux conceptions antérieures de sa définition et les réformer… Chaque époque, chaque cas de chorégraphie est idéalement en contradiction avec ses incarnations précédentes, alors qu’il s’efforce de témoigner de la plasticité et de la richesse de notre capacité à repenser et à nous détacher d’une position de certitude.»1

Bertrand Tappolet

1 FORSYTHE William, in BIRNBAUM Daniel, FORSYTHE William, WEISBECK Markus, Suspense, (catalogue d’exposition), Zurich, JRP Ringier, 2008, p. 5. Traduit par Lucile Goupillon-Villefort.

Mix 28. Any attempt will end in crushed bodies and shattered bones de Jan Martens. Yes de Ioanis Mandafounis. Twenty-seven perspectives de Maud Le Pladec. Pavillon de la danse ADC. Rens.: Jusqu’au 25 juin. www.balletjunior.com