Le 22 novembre 2021 parut dans le journal Le Courrier un article sur les 125 ans de la prison pour femmes Hindelbank, dans le canton de Berne, et l’exposition qui lui était consacrée. Il était signé «Fondation Emilie Gourd» (1879-1946), une des figures les plus marquantes du féminisme suisse dans la 1ère moitié du 20e siècle. Elle fut de toutes les batailles: assurance maladie, assurance maternité, formation des filles, égalité des salaires, accès des femmes à toutes les fonctions, etc., mais son grand combat fut celui du suffrage féminin. Elle mourut 25 ans avant qu’il ne soit voté. Elle fonda en 1912 le journal Le Mouvement féministe, qui devint Femmes suisses, puis l’émiliE, enfin le site www.lemilie.org.
La Fondation Emilie Gourd a été créée en 1984 sous l’impulsion de Jacqueline Berenstein-Wavre, dans le but d’encourager et de développer l’information sur les questions féminines et féministes en Suisse romande.
L’historienne Alix Heiniger, professeure assistante à l’université de Fribourg, interroge la réalité socio-économique des détentions de femmes, en particulier celles liées à l’internement administratif.
En 1866, le canton de Berne rachète à la famille von Ehrlach, désargentée, son château pour y installer un établissement destiné aux pauvres, doublé d’un lieu de rééducation. Assumant la triple fonction d’hôpital, de maison d’aliénées et d’établissement disciplinaire, celui-ci accueillera entre 250 et 280 femmes pauvres et souvent handicapées (mal entendantes, mal voyantes ou intellectuellement précaires). «Les conditions de vie et d’hygiène y sont très mauvaises», explique Alix Heiniger. En 1911, lorsque le pénitencier pour femmes de St Johannsen est transféré à Hindelbank, qui devient alors le plus grand établissement suisse d’exécution des peines pour femmes, aucune rénovation n’est pourtant entreprise. Les femmes ne représentent qu’une faible part de la population carcérale (environ 5%), mais les progrès sont beaucoup plus lents dans les établissements qui les accueillent. «La vétusté des infrastructures tient au fait qu’il aurait fallu payer une main-d’œuvre externe, tandis que les hommes emprisonnés réalisaient eux-mêmes les rénovations nécessaires dans leur établissement. Le travail des femmes est beaucoup moins rémunéré (tiens donc!) et contribue moins aux revenus de l’établissement.» Les normes d’hygiène et de confort sont pires que celles des hommes. Il n’y a pas d’eau courante à Hindelbank avant 1925 et, en 1934, on compte 7 douches et 4 baignoires pour une centaine de femmes: une douche éclair prise toutes les 4 à 6 semaines, avec un bout de savon insuffisant.
Alors que 2/3 des femmes entrées à Hindelbank sont mères, la maternité est longtemps restée un «angle mort» de la détention, note Alix Heiniger. Jusqu’en 1960, les femmes allaient accoucher à Berne et revenaient sans leur enfant, confié à l’adoption. Le Schweizerische Evangelische Frauenhilfe (SEF), convaincu que le lien avec leur enfant peut aider les femmes à sortir de leur isolement, joue un rôle actif sur ce point: sa directrice, Nina Leupold-Stehlin, réclame une section spéciale pour les nourrissons, qui sera instaurée en 1962. Actuellement, les enfants accompagnent leur mère jusqu’à 3 ans et fréquentent la crèche du village. Pour Nina Leupold-Stehlin, les femmes devaient être occupées à un travail utile pour elles. Elle proposera donc, sur leur temps libre, des cours de langue, de commerce, ou de dactylographie. La rémunération du travail distingue également détenues et détenus: malgré l’obligation de travailler, aucun pécule n’est accordé aux femmes de Hindelbank jusque dans les années 1960. Elles ne peuvent donc pas épargner en vue de leur sortie. La prison a souvent un impact dramatique sur les relations familiales. Seuls deux établissements d’exécution des peines et mesures accueillent aujourd’hui des détenues en Suisse, Hindelbank (BE) et la Tuilière, à Lonay (VD). Or leurs proches n’ont pas toujours la possibilité d’effectuer un trajet, long et coûteux, pour leur rendre visite, et entretenir ainsi des liens précieux, facteurs de socialisation.
Les internements administratifs
Entre 1890 et 1910, le château de Hindelbank devient un établissement de rééducation pour femmes accusées de «fainéantise» ou de «mode de vie dépravé». Le travail auquel ces femmes pauvres ou mères illégitimes sont astreintes est supposé les remettre «dans le droit chemin». Ces internements administratifs se font sans procès ni condamnation et punissent des non-délits, une pratique largement acceptée par la population. En 2003, Ursula Biondi est l’une des premières à avoir brisé le silence. En 1967, elle est incarcérée à l’établissement pénitentiaire de Hindelbank. Son seul crime: être enceinte de cinq mois, non mariée et déterminée à garder son enfant. Elle a 17 ans quand elle revêt l’uniforme brun des «administratives». Contrairement aux «bleues», condamnées, elle travaille quasi gratuitement toute la journée et ignore quand elle pourra sortir. Elle passera finalement 373 nuits dans sa cellule de 8 m2, raconte l’historienne Katrin Rieder dans l’exposition anniversaire. Ses parents, modestes, payent 550 francs par mois pour sa pension. En échange de leur accord, le service des tutelles promet des mesures éducatives et la protection de l’enfant. Dix jours après sa naissance, il est confié à une famille adoptive. Ursula Biondi se bat trois mois durant pour qu’il lui soit rendu, refusant de signer les papiers de l’adoption. Elle finira par pouvoir le ramener à Hindelbank. Son récit a contribué à déstigmatiser les victimes d’internement administratif et à permettre une forme de réhabilitation. C’est sous la pression de la Convention européenne des droits de l’homme (CEDH) que la Suisse adapte enfin son code civil. La détention administrative disparaît à partir de 1981. En 2019, la commission indépendante d’expert.es (CIE) mandatée estime à quelque 60’000 personnes les victimes d’internement administratif en Suisse, dont de nombreuses femmes de Hindelbank.
On se pince en apprenant que des filles étaient encore enfermées sans jugement jusqu’en 1981, 13 ans après Mai 68, 10 ans après le droit de vote féminin… Cette stigmatisation des jeunes filles enceintes (souvent à la suite d’un viol) et leur emprisonnement font tristement penser aux couvents-blanchisseries de la Madeleine en Irlande, qui séquestrèrent et exploitèrent quelque 30’000 femmes de 1922 à 1996.