Kunsthaus et collection Bührle, une controverse

Zurich • La collection du marchand d'armes Emil Bührle constituée sous le nazisme est à nouveau au centre de critiques. Alors qu'une partie de ces œuvres sont exposées depuis novembre dernier au Kunsthaus de Zurich, des historien.nes exigent que toute la lumière soit faite sur leur origine. (Par Erich Keller, Woz)

"Paysage" de Paul Cézanne, une œuvre de la collection du musée zurichois. (Kunsthause Zurich)

Pour mémoire, en vendant des armes à l’Allemagne notamment, pendant et après la Deuxième Guerre mondiale, l’industriel Emil Georg Bührle fut l’homme le plus riche de Suisse. Décédé en 1956, il a profité du travail forcé en Suisse et en Allemagne, contribuant à faire des Nazis une puissance militaire de premier plan. Et débouchant sur le conflit fut le plus élevé en morts et victimes humaines de toute l’histoire de l’humanité.

Historien et journaliste, Erich Keller a fait partie de l’équipe de recherche de l’Université de Zurich mandatée pour reconstruire les origines de la collection Bührle, avant d’en démissionner pour divergences de vues et de publier son ouvrage, Das kontaminierte Museum (Le Musée contaminé) (1). Son article, que nous reproduisons ci-dessous en traduction française, est paru dans la WOZ du 23.12. 2021. Il se réfère à la conférence de presse tenue conjointement une semaine auparavant par le Kunsthaus et la Fondation Collection Bührle.

«Tout est en ordre»

Six hommes sont assis à une table et expliquent pendant nonante longues minutes que tout serait en ordre. Le Kunsthaus a convié à son point de presse annuel. Puisqu’au préalable circulait une spéculation sur la possible publication à cette occasion de la convention de prêt, encore secrète, liant le Kunsthaus à la Fondation Bührle, l’intérêt était inhabituellement grand. Rien de nouveau n’a cependant été divulgué sur ladite convention. En lieu et place, nos six personnages ont offert une curieuse mise en scène, qui en a dit long sur ce qui s’est passé ces trois derniers mois.

La Fondation Bührle chapeaute le Musée?

Ils voulaient accéder au groupe de tête des grands musées internationaux. Aujourd’hui, ils sombrent sous les titres négatifs de la presse internationale. Mais le directeur du Kunsthaus, Christoph Becker, ne s’attarde pas sur cet aspect. Avec excitation, il annonce qu’on aurait comptabilisé une augmentation de 30% des entrées au Musée par rapport à l’année précédente. Mais, dit-il avec presque du regret dans la voix, l’archive Bührle, qui a suivi les œuvres de la collection dans le nouveau Musée, n’aurait été consultée que deux fois. Afin qu’on puisse se faire une image de ce fonds sur papier, on avait amené à la conférence de presse quelques cartons d’archives, boites de fiches et livres comptables, soigneusement disposés pour en faire une sculpture d’archives.

La voilà donc, entourée de photographes: l’archive dont Becker lui-même avait encore affirmé il y a vingt ans qu’elle n’existait plus! Des chercheurs de la commission Bergier (2) avaient pourtant demandé à la consulter. Becker, qui venait d’être nommé directeur du Kunsthaus, s’était alors empressé d’être aux côtés de la fille de Bührle, Hortense Anda-Bührle lorsqu’elle avait dû accueillir les fastidieux visiteurs et décliner leur demande. Plus tard, Lukas Gloor, le directeur de la Fondation Bührle, a quand même pu retrouver l’archive. Quelle coup de chance! Avec l’accès exclusif à ces documents, il pouvait, lui, effectuer sa propre recherche sur la provenance des œuvres de la collection.

Dans la situation de crise aigüe actuelle, les nouveaux rapports de pouvoir deviennent on ne peut plus évidents. Il apparaît que ce n’est pas la collection Bührle qui est entrée dans le Kunsthaus, mais plutôt que ce dernier a emménagé dans la Fondation Bührle. La conférence de presse a été conduite de manière glaciale non pas par Becker, mais par le président de la Fondation et avocat Alexander Jolles. Dans un superbe esprit d’ouverture, avec des propos révisionnistes et antisémites en filigrane, comme l’a également relevé l’hebdomadaire juif Tachles, il a balayé de la table tous les reproches sur les provenances non clarifiées. Art pillé, biens en fuite ou pertes de patrimoine dues aux persécutions nazies: ce seraient juste des concepts crées par des historiens. Ils n’auraient rien à voir avec des faits juridiques. Les Juives et les Juifs persécutés en Allemagne qui ont pu fuir en Suisse ont pu y faire du commerce et poursuivre leurs affaires sans entraves. Il n’y aurait plus ni coupables ni victimes, puisqu’ils ne se trouvent plus -Jolles devait ici se référer au Kunsthaus et à la Fondation Bührle – confrontés avec des victimes, mais uniquement avec des trusts étasuniens ou de «très lointains parents».

Entretemps, l’artiste de renommée internationale Miriam Cahn a annoncé, dans une lettre dont la WOZ a reçu copie, qu’elle allait retirer ses œuvres du Kunsthaus. En tant que Juive, elle ne pense même pas «à déchiffrer le mal contenu dans les remarques de Monsieur Jolles ». En tant qu’artiste, elle ne veut «plus être représentée dans ce Kunsthaus zurichois».

Financement en question


Alors même qu’il ne serait pas doté du personnel nécessaire pour accomplir cette tâche, le Kunsthaus a immédiatement réclamé l’argent que le Conseil communal de Zurich vient d’octroyer pour de nouvelles recherches sur les provenances de la collection Bührle. Selon les renseignements donnés par le Conseiller communal Markus Knauss (Verts), l’attribution exacte du demi-million de francs voté par le parlement communal n’est pas encore décidée.

Il est juste évident, pour lui, que le Kunsthaus ne pourra pas disposer de cet argent puisqu’il est partie en cause dans cette affaire. Les projets de recherche sur la collection Bührle, politiquement puissante et richement dotée, sont excessivement sensibles. La garantie de leur indépendance semble mission impossible pour les élites zurichoises. Qui alors va décider de la destination et de l’utilisation de cet argent?

Recherches et exigences scientifiques


Toute recherche ultérieure sur la provenance des œuvres dans ce domaine doit se faire selon les exigences scientifiques actuelles. La récapitulation et l’évaluation des sources, comme le fait la recherche dans l’histoire de l’art pour retracer les changements de propriété, doit forcément s’accompagner d’une historiographie de ces données. Cela signifierait une mutation radicale des méthodes insoutenables appliquées par l’historien de l’art Lukas Gloor dans ses recherches.

Il y a une année, la WOZ (n° 49/2020) avait rapporté des fausses citations sur la provenance d’une peinture de Paul Cézanne (Paysage, vers 1879) et comment le contexte de fuite des anciens propriétaires juifs, Martha et Berthold Nothmann avait été passé sous silence. Il y a juste quelques semaines, la Fondation a finalement réagi. Non pas en corrigeant les citations faussées, mais tout simplement en les effaçant. Les passages épistolaires correctement cités montreraient l’état de nécessité dans lequel se trouvait Martha après la fin de la guerre (son mari était décédé en 1942 dans l’exil forcé à Londres). Voilà à quoi ressemble une recherche de provenance qui doit servir de dispositif de défense contre des possibles demandes de restitution.

«Héritage toxique»

Dans le cas de l’héritage toxique de Bührle, les victimes et leurs descendant.es devraient d’abord être dédommagées. Aujourd’hui nous le savons: en contournant le traité de paix de Versailles, Bührle a contribué au réarmement de l’Allemagne vers une puissance de guerre mondiale. Son industrie de l’armement était une composante de l’industrie de guerre du National-socialisme. Bührle a également profité du travail forcé sous les nazis et même du travail forcé ordonné par les autorités en Suisse, dans une filature que l’entrepreneur sans scrupules avait pu acheter à un prix favorable parce que les propriétaires fuyaient les nazis, comme l’a montré une recherche du Beobachter.

Pourquoi le monde politique ne demande pas à la richissime famille Anda-Bührle de prendre en charge la réparation financière? Très probablement parce qu’alors on devrait discuter que déjà dans les années cinquante le Kunsthaus dépendait pour le meilleur et le pire des profits de guerre du grand mécène Bührle et qu’aujourd’hui encore il est lié à son capital d’œuvres d’art. La famille Anda-Bührle continue à être active dans le secteur de l’armement avec sa participation majoritaire dans le capital actionnaire de l’avionneur Pilatus. Le plus grand Musée de suisse n’existerait pas sans les guerres et les déplacements forcés.

Canton majoritaire


Dans le comité de la Société des Arts de Zurich, qui gère le musée, les représentant.es du canton et de la Ville de Zurich sont majoritaires. Pourquoi n’y exercent-ils pas leur pouvoir et se laissent-ils promener depuis des mois par la Fondation Bührle? Cela n’a certainement rien à voir avec la récente menace de Lukas Gloor de sortir les trésors de sa Fondation du Kunsthaus. Si cela devait se produire, la Fondation risquerait de ne plus être exemptée des impôts et sans cette exonération d’impôt, la collection n’aurait pas pu se maintenir ces dernières décennies et connaître en même temps une augmentation sans précédent de sa valeur.

Recherche indépendante indispensable


Et que font les professeur.es d’histoire, les Facultés et les Instituts d’histoire ou encore la Société suisse d’histoire? Pourquoi ne se défendent-ils pas contre les thèses révisionnistes d’une puissante alliance d’intérêts, subventionnée avec l’argent des collectivités publiques?

Une recherche – enfin- indépendante sur les provenances des tableaux de Bührle et des pratiques d’affaires du fabricant d’armes est indispensable. Mais ni cette recherche ni un espace de documentation ne pourront résoudre les problèmes concernant la collection et le Musée contaminé. Qu’il s’agisse de biens culturels en lien avec la dictature national-socialiste ou avec le colonialisme ou d’autres systèmes d’injustice: dans le fond, toute dispute sur la provenance porte sur la légitimité des rapports de propriété actuels. Si l’on veut exposer des œuvres qui ne peuvent pas, ou pas encore être restituées, on devrait attribuer un nouveau code à leur statut de propriété. Souvent, on entend que le public a le droit de voir de telles œuvres et d’en apprendre davantage, qu’elles font partie du patrimoine culturel de l’humanité. Qu’est-ce qui s’opposerait à ce qu’on les donne effectivement à la collectivité, par exemple en les confiant à une fondation indépendante, de droit public? De cette manière seulement, ces œuvres pourront lentement se libérer du poids du passé.
Erich Keller (adapté par la rédaction)

(1) Das Kontaminierte Museum. Das Kunsthaus Zürich und die Sammlung Bührle, Rotpunktverlag, 2021.

(
2 ) Commission d’experts extraparlementaire instaurée par le Conseil fédéral le 19 décembre 1996 pour un mandat de cinq ans. Sa mission? Faire la lumière sur l’Affaire des fonds en déshérence. Son rôle a été étendu à l’étude de la politique d’asile de la Suisse pendant le dernier conflit mondial et à l’examen des relations économiques et financières entre la Suisse et l’Allemagne nazie.