Elle reste une femme d’images prolifique aux talents multiples. Photoreportages – son genre de prédilection – aux Etats-Unis, en Ethiopie, Inde, Portugal, URSS… Portraits d’artistes, dont Alberto Giacometti et son trait infini creusant le visage devenu vibratile de son épouse Annette, dont Sabine Weiss fut l’amie. Figures d’écrivaines telles Françoise Sagan pianotant avec désinvolture sur sa machine à écrire, étendue sur le tapis du salon ou d’actrices avec Romy Schneider en loge. A en croire la photographe, celui qui laissé une empreinte durable sur la dimension documentaire, objective de son travail est le portraitiste allemand Auguste Sander. Elle se sent profondément en phase avec son souci permanent de ne rien concéder à l’anecdote. «Très simple. Très frontal. Ça, ça m’intéressait», confie-t-elle (Emotions. Sabine Weiss, Ed. de La Martinière).
Long oubli
Elle touche à tout ou presque: photo humaniste, illustration, instantanés de publicité et de mode, Street Photography, se voyant en «photographe-artisan et témoin» plutôt qu’artiste. «A la fin des années 1970, il y a eu une vogue énorme pour la photographie humaniste, tirée notamment par le succès de l’affiche Les amoureux de l’Hôtel de Ville de Doisneau. Sabine a elle aussi bénéficié, dans une moindre mesure, de cette mode et de cette nostalgie pour les années 1950. Mais la sélection qui a été faite alors de ses images mettait énormément l’accent sur l’aspect sentimental et surtout sur l’enfance. Cela l’a quelque peu desservi, elle a été un peu cataloguée « la photographe des enfants », alors qu’elle avait réalisé des milliers d’autres sujets. Etant plus modeste, et moins diserte que Doisneau et Ronis, elle n’a pas beaucoup pris la lumière à ce moment-là auprès du grand public», explique l’historienne de la photographie Virginie Chardin. Pour la (re)découvrir, Il faudra la volonté notamment de Marta Gili, directrice du Jeu de Paume et Karolina Lewandowska, du Centre Pompidou, qui a organisé une exposition de ses tirages d’époque, et de Tatyana Franck du Musée de l’Elysée, qui a accueilli ses archives ainsi que le travail de revalorisation de celles-ci mené par Laure Augustins, l’assistante de Sabine Weiss.
Pour ce qui est de ses images de commande, elles sont «liées à l’essor de la société de consommation à partir des années 1950. Elles sont d’une variété incroyable: arts ménagers, réfrigérateurs, biberons, alcools, bijoux, textiles, automobiles… Elle travaillait aussi pour des magazines de tourisme et photographiait des célébrités. C’est la variété et l’humour qu’on retient de ces photos. Sabine acceptait toutes les commandes et cela l’amusait beaucoup de passer d’un univers à un autre», s’enthousiasme Virginie Chardin.
L’Enfantin
«Les milieux populaires, ça me touche. Ils ne sont pas prétentieux. Je ne les manipule pas», avance Sabine Weiss (Emotions…). Voyez ce gamin afro-américain souriant complice, doucement espiègle à l’objectif, son anatomie repliée dans un cylindre évoquant les grandes heures du burlesque muet. Ou ces enfants vendeurs de muguet alignés sur un banc. La scène se situe Boulevard Murat à Paris, possiblement proche de la cour intérieure où emménagèrent dans un appartement de cinq mètres sur cinq sans eau courante, la photographe avec le peintre Hugh Weiss, le grand amour de sa vie cinquante-huit années durant.
Changer notre regard sur ce qui nous entoure? «L’enfance est à l’évidence pour elle un sujet de fascination, de même que les vieillards et les personnes fragiles en général. Même s’il s’agit d’enfants pauvres, il n’y a pas forcément d’aspect compassionnel. Je crois que l’attirance vers eux était très spontanée, le regard et le contact directs. Probablement se sentait-elle elle-même une enfant, il y a de la connivence dans ces photographies», détaille Virginie Chardin.
Arrêts sur images
Auteure de Sabine Weiss (Actes Sud), la commissaire de son exposition arlésienne, Virginie Chardin, se penche sur la vue d’un no man’s land parisien prise Porte de Vanves en 1952 et dévoilant un cheval qui se cabre en hiver. A ses yeux, cette photo représente «la liberté, le caractère sauvage, indompté, qui contraste en même temps avec l’urbanisation croissante que l’on aperçoit au second plan. Ce cheval semble le dernier survivant d’une campagne ou d’une « zone » qui était en train de disparaître.»
La photographe ne voulait jamais que ses images blessent les sujets croisés et saisis. En témoignent des tirages de l’entre-deux, de seuils tels les photos Gardienne de toilettes, Roissy et une Station de taxis new-yorkaise. «Ce sont des images de solitude, de mélancolie, d’ennui, de tristesse. Des photographies où il ne passe pas grand-chose, où la personne est plutôt dans ses pensées que dans le contact, mais qui laissent libre cours à l’imagination du regardeur. C’est dans ce mélange des sentiments, que l’on suppose – peut-être à tort, mais peu importe – que la personne devient intéressante». Virginie Chardin ajoute: «Peu de photographes parviennent à rendre émouvante une « dame pipi » sans qu’elle devienne pour autant le symbole d’une exilée de la société. Par ailleurs cette femme est belle, ce qui contraste avec son cadre de vie, avec ses lumières blafardes. Ce sont des images très représentatives du style de Sabine Weiss dans sa dernière période.»
Sans message
Que reste-t-il d’une vie? A 96 ans, Sabine Weiss témoigne encore et toujours de «la joie» éprouvée «à regarder, à observer et à photographier l’humain dans l’intimité de ses sentiments, si mystérieux et si universels. C’est cette passion qui a guidé ma vie.» (Emotions…). Face à une foule de 1500 âmes réunies aux Arènes, elle fut saluée en chaise roulante l’été dernier aux Rencontres d’Arles de la photographie par une remarquable exposition monographique rétrospective comprenant des tirages inédits. «J’avais été touchée, dans ses planches contacts, par deux reportages de jeunesse: la colonie familiale pour aliénées mentales de Dun-sur-Auron à l’hiver 1951-1952, et un autre sur le cimetière des chiens d’Asnières vers 1952», témoigne sa curatrice Virginie Chardin.
Ne goûtant guère l’école, Sabine Weiss s’adonne à l’image argentique depuis ses onze ans, suit un apprentissage chez le photographe Paul Boissonas à Genève. «Pendant trois ans, toutes les techniques et facettes du métier lui seront enseignées: portrait, prise de vue industrielle, éclairage, reproduction de tableau, travail de laboratoire et de retouche», écrit Virginie Chardin (Sabine Weiss, Actes Sud). La jeune femme décroche son diplôme de photographe à vingt et-un printemps et devient indépendante. Avant de s’installer à Paris en 1946, assistante du photographe de mode et immigré allemand Willy Maywald puis engagée par l’agence Rapho dès 1952. A partir de 1953, son travail photo est régulièrement publié dans Paris-Match, Vogue, le New York Times, Life, Newsweek… et les commandes se bousculent.
«Sabine Weiss ne cherchait pas à délivrer un message, ou à organiser ses sujets comme des petites saynètes, ni à créer un effet d’ironie. Elle ne mettait jamais non plus la géométrie de la composition au premier plan. Son attirance vers ses sujets était très spontanée, elle était surtout guidée par sa curiosité pour les gens et l’émotion qu’ils provoquaient chez elle», relève in fine l’historienne de la photographie. Sabine Weiss sera célébrée par une autre exposition en 2024 au Musée Photo Elysée de Lausanne. Il reste ainsi tant à découvrir, à l’instar de ses périples de 2008 à 2014 en Chine dans le sillage d’Ella Maillart, à Bali, au Laos, au Burkina Faso, en Inde, au Brésil et à Cuba.