L’Alice de Lewis Carroll est désormais un être indépendant de 28 ans attendant un heureux événement, test de grossesse en main. Dans la très libre adaptation réalisée par The Divine Company, Alice, retour aux merveilles, elles sont plutôt deux femmes à se mettre à la recherche du fameux lapin blanc, tour à tour marionnette doudou à main et humain à masque et démarche lapinesques (Florian Sapey).
Ces deux femmes déterminées sont Alice et sa terrible mère. Celle-ci est servie par Yasmina Saegesser en Cruella fashion, voire ex-fêtarde, côté monde réel. Reine rouge à la coiffe et bustier déclinant les cœurs brisés, côté conte. Deux univers intimement mêlés.
Songerie graphique
Au fil de cette étonnante rêverie pour les dès 7 ans, reflet à peine décalé du monde réel comme dans les récits de l’écrivain nippon Haruki Murakami, la jeune femme tente de maîtriser une large palette d’émotions afin de mieux se circonscrire et définir. Un spectacle énigmatique, burlesque et délicieux.
Scandée de colonnes devenant retables, la scénographie amovible évoque, elle, les créations hypnotiques d’un Jean-Christophe Averty. Elle est réussie par sa capacité à suggérer situations et lieux avec une grande économie de moyens. C’est peu dire que la juvénile Amélie Vidon fait merveille dans le rôle-titre. Jusque dans son vertige au cœur d’une forêt aux branches silhouettées. Vêtue façon années 60 comme les épouses stylisées, raffinées aux imprimés vintages de la série Mad Men, la comédienne rapatrie dans son jeu le meilleur de la pétillante star américaine Cameron Diaz.
Inquiétude et détermination
Alice est ainsi un savant et subtil cocktail d’intranquillité et d’aplomb prompt à transcender les situations les plus périlleuses. Ou les plus étranges. A l’image de cette tapisserie florale s’animant de présences «plantées-là bêtement» selon le Chapelier Fou. Dominique Tille lui prête son excentricité de dandy maniéré qui tutoie la grâce fêlée d’un Johnny Depp dans le même rôle chez le cinéaste Tim Burton. «Ici tout est possible, surtout l’impossible», chante-t-il, lyrique, à la déphasée Alice.
La mise en scène du monde imaginaire verse dans le fantastique. Elle est servie par un paysage sonore épique et des bruitages expressifs. Amélie Vidon résume à elle toute seule la beauté de ce théâtre artisanal et forain proche parfois de l’esthétique des Deschiens. Par une fable qui s’intéresse aux failles des êtres porteuses d’une demande d’amour indicible, cette création se révèle ample et généreuse, telle une source inépuisable de plaisir et d’émerveillement.
Les maladresses des personnages traduisent la cruauté du monde, celle qui s’exerce sur eux. En témoigne le binôme de binoclards formé par Bonnet Blanc et Blanc Bonnet – Florian Sapey et Karim Slama, irrésistibles de métaphysique et existentialisme loufoques.
Moi, petit et méchant
Mêlant marionnettes aux corps découpés, humains animalisés et interprètes de chair, Nils, le merveilleux voyage de Selma Lagerlöf, féministe suédoise de la première heure, ouvre aux dès 5 ans un univers en miroir poétique de leur place mise à mal – ou rarement pleinement reconnue – au sein de la société, du système scolaire et de la cellule familiale.
Mise en scène par la Compagnie lausannoise Pied de Biche pour théâtre de marionnettes et interprètes à taille humaine, dont le menaçant renard Smirre (Philippe Chosson) et le sympathique chien domestique Plouf (Frédéric Ozier), voici une adaptation réussie de ce récit de la première lauréate du Nobel de littérature. Issu d’une légende nordique, Nils est un garnement se métamorphosant en un être résilient, ouvert et altruiste. Dès l’entame, on le découvre sous les traits de la malicieuse Dominique Gubser martyrisant le chat du foyer de pauvres fermiers, refusant devoirs et tâches contraignantes.
Dans la vie de cet enfant tyran, nul temps pour l’ennui, le rêve, la création… il reste enfermé dans des forces pulsionnelles. Un jour, un lutin grognon, gardien de la maison, le transforme en marionnette haute comme trois pommes. Le chat, que la maltraitance subie rend agressif, devient alors son prédateur naturel et familier.
Métamorphose bénéfique
Pour réaliser sa mue bénéfique au cœur de ce profond conte initiatique, Niels peut compter sur plusieurs amis. Comédienne un brin androgyne, mêlant une physionomie enfantine dans un corps adulte, Pascale Güdel rend d’abord trait pour trait la méchanceté farceuse et inconsciente de sa cruauté du chenapan. Puis sa peur tremblante alors que, réduit à l’état de chétive et malingre marionnette, le garnement doit affronter un univers devenu soudain nettement moins docile à ses aspirations de toute-puissance.
Quant à Julie Burnier, elle passe tour à tour sur scène la Souveraine des oies, la grue punkette Akka, une placide girafe et la grand-mère voutée en attente d’une lettre qu’elle peut davantage sentir que lire. Pendant cette odyssée, Nils Holgersson change et revisite de fond en comble sa vision du monde. Mais retrouvera-t-il sa taille normale?
Grands oubliés
Résignés sous confinements et contraintes sanitaires, paniqués, les enfants sont possiblement les grands oubliés de ces temps troublés. Or ils sont souvent montés en première ligne de vie aidant aux tâches ménagères notamment. Ceci sans guère de reconnaissance pour leur dévouement.
Quant à les rétribuer et leur donner de véritables droits effectifs, dont celui de lutter pour l’avenir de l’humanité… Il est donc heureux que le théâtre puisse leur permettre de trouver réconfort et accueil tant pour leur imaginaire que leur vécu.
Alice, retour aux merveilles, Petit Théâtre, Lausanne. Jusqu’au 31 décembre. Nils, le merveilleux voyage. Théâtre du Loup, Genève. Du 15 au 19 décembre.