Née en 1973 à San Franciso, Maggie Nelson est une romancière, poète, essayiste et critique d’art. Son écriture se dérobe aux genres littéraires établis et mêle histoire intime et théorie critique. Les réflexions sur la famille, le genre, l’identité, le corps, la philosophie et les violences traversent chacun de ses ouvrages. Avec bonheur, l’écrivaine parvient à tuiler récit intime et réflexion.
Au cours de ses études dans les années 90, elle dévore les écrits des philosophes post-structuralistes – Foucault, Barthes, Deleuze, Derrida –, du féminisme (Cixous, Irigaray) et de pionnières des queer studies (1) voulant déconstruire l’hétéronormativité, comme l’universitaire féministe Eve K. Sedgwick et la poétesse-performeuse Eileen Myles, qui furent ses professeures.
Libertés plurielles
Dans son dernier recueil d’essais, De la liberté, elle énonce nombre de significations et manifestations du mot que notre conversation actuelle occulterait. «La libération ouvre la voie à de nouvelles relations de pouvoir, qui doivent être contrôlées par des pratiques de liberté», affirme Foucault. C’est l’une des lignes directrices de l’opus. Sous le joug du Covid-19, elle questionne l’idée de liberté, dont «l’obsession continue à son égard pourrait refléter une pulsion de mort».
Ainsi l’essayiste relève: «’Votre liberté me tue’ peut-on lire sur les pancartes des manifestants en pleine pandémie; ‘Votre santé n’est pas plus importante que ma liberté!’ répondent d’autres, sans masque.» A ses yeux, le mot est à émanciper de la droite. «Les forces autocratiques visant à comprimer la liberté s’appuient souvent sur le cri de ralliement de la liberté. Ce n’est pas une dynamique nouvelle, que ce soit ici ou ailleurs; le modèle “liberté pour nous, soumission pour vous” est en vigueur dans ce pays depuis sa création». D’où une pratique de la liberté impliquant un «engagement actif dans l’examen de nos choix et de nos contraintes à un moment donné, en essayant de renverser les contraintes qui ne fonctionnent pas pour nos objectifs… et en voyant à quel point certaines d’entre elles sont fixes, têtues et invivables», confie l’auteure à la critique littéraire Maddie Crum.
Comme écrire le féminicide? Au fil d’Une Partie rouge. Autobiographie d’un procès, Maggie Nelson raconte sobrement l’histoire d’un fantôme familial, sa tante Jane, assassinée en 1969. A travers une série de collages de poèmes, sources documentaires, fragments du journal intime de sa tante, brèves dans des journaux, enquête et pièces à conviction sur les traces de la disparue, elle explore la nature de ce fait divers s’inscrivant dans une suite d’assassinats perpétrés dans la région. Dans le sillage de Peter Handke pour Le Malheur indifférent, elle parle de se transformer, elle et son matériel, «en un objet esthétique qui compenserait, remplacerait ou ferait obstacle au morne silence où s’abolissent le souvenir et sa formulation.» Pari réussi.
Identité fluide
Tuilant empirisme et réflexions sur la transsexualité, la parentalité et la procréation, Les Argonautes part de l’histoire de son couple en oscillation et flux avec Harry Dodge – née Wendy, devenue Harriet puis Harry. Enseignante en queer studies, Maggie Nelson effeuille des interrogations sur les modèles amoureux et «le mystère de la fabrication d’un corps par un autre». Son récit impressionniste devenu best-seller est une forme de journal intime. L’écrivaine relate la vie et les états d’esprits de deux personnes dont le corps change simultanément. Celui de Maggie, enceinte, et celui d’Harry débutant un traitement hormonal: «A l’intérieur, nous étions deux animaux humains en cours de transformation l’un auprès de l’autre, témoins sans pression du changement de l’autre.»
L’auteure ausculte la douleur d’une rupture, cette période où le corps se rétracte, conciliant sa tristesse perpétuelle. Plus loin, elle dépeint les convulsions dans le regard d’un mourant à l’heure du dernier souffle. Avant de clore sur ce sentiment que nous sommes toujours là, «enflammés par notre attention à l’autre, l’entrain de sa mélodie.» Un ouvrage sur l’amour de tous types, romantique, sexuel, maternel. Amour aussi «pour une certaine tradition gay libertaire et pour ceux qui ont pavé la liberté dont nous jouissons aujourd’hui», souligne l’auteure en entretien (Les Inrocks).
Bleus à l’âme
Dans le sillage des Pensées pascaliennes et de Fragments d’un discours amoureux de Barthes, Bleuets est un roman non-fictionnel tissé de musicalité. Des réflexions érudites citent Le Traité des couleurs signé Goethe puis l’«opaque» Remarques sur les couleurs rédigé par un Wittgenstein mourant autour de la douleur. La pensée s’arrête sur la peintre abstraite américaine Joan Mitchell, sa toile lumineuse et dynamique, Les Bleuets, son aspiration «à vivre à jamais dans “l’heure bleue.”»
L’écrivaine convoque aussi le physicien, géologue et naturaliste genevois Horace Bénédict de Saussure, qui inventa en 1789 un cyanomètre, «avec lequel il espérait mesurer le bleu du ciel». Pour nous parler de la solitude et sa version problématique, l’isolement, lié à un chagrin amoureux en 240 variations autour d’une couleur. Au final, une sensible méditation intime, obsessionnelle et ensorcelante autour du deuil et de la mélancolie. n
1 Queer studies ou l’étude des questions relatives à l’orientation sexuelle et à l’identité de genre, généralement axée sur les personnes et les cultures lesbiennes, gays, bisexuelles, transgenres et intersexuées.