Pour son sixième film, Nouvel Ordre, le cinéaste mexicain Michel Franco s’inspire sur un mode glaçant de la militarisation des sociétés latino-américaines dans le sillage de chaos sociaux instrumentalisés et réprimés par le pouvoir. Mais tout en prenant soin de décadrer et mettre souvent hors champ les sévices – viol d’une détenue – et tortures. Depuis ses débuts, le réalisateur s’attache à des sujets difficiles: Daniel y Ana sur le porno forcé d’ados à destination du net, Chronic abordant les patients en fin de vie, Después de Lucía pour le harcèlement en milieu estudiantin, Les Filles d’Avril détaillant la thématique des grossesses adolescentes.
Dans un Mexique dystopique, une fête de mariage dans la haute société compromise avec les sphères gouvernementales tourne à l’hécatombe lorsqu’elle est envahie par des protestataires indigènes. Ces derniers revendiquent moins une révolution qu’ils affichent un rageur soulèvement de classes opprimées alignant pillages, destructions et exécutions sommaires. La jeune mariée Marianne est séquestrée par des militaires (hommes et femmes) profitant du désordre général pour kidnapper des privilégié.es avec rançons à la clé. Une pratique courante au Mexique. Mais essentiellement investiguée chez les narcos des cartels, que l’opus n’aborde pas, dans une guerre contre la drogue ayant fait 350’000 morts et 80’000 disparu.es depuis 2006. Des exactions dépeintes allégoriquement dans l’impressionnant Sans signe particulier de Fernanda Valadez. Un film cheminant sur les traces du cinéaste mexicain Carlos Reygadas refigurant le mal intime, social, paramilitaire et politique.
Plasticien et politique
L’esthétique de Nouvel Ordre relève moinsdu thriller politique que de l’expérience plasticienne. Prenez l’ouverture voyant la pluie cascader sur l’héroïne dénudée marquée au corps de coulures de peinture verte, «teinte mêlant l’espoir, le dollar et l’une des couleurs du drapeau national», selon le réalisateur. Le film cadre ainsi un tableau au cœur de la villa de la haute bourgeoisie. Il s’agit de Seuls les morts ont vu la fin de la guerre du plasticien mexicain Omar Rodriguez-Graham. L’artiste s’emploie à refigurer les conflits armés ou civils sous une forme abstraite. Sa toile est inspirée d’une citation de Platon ayant valeur programmatique pour le scénario du long-métrage.
Le réalisateur a l’art de faire disparaître les personnages auxquels le public peut s’attacher. Ainsi l’héroïne, incarnée par la remarquable actrice et écrivaine mexicaine, Naian Norvind, affiche un ensemble rouge comme le chaperon de la fable. Elle se jettera dans la gueule du loup militarisé. Les différents sites emblématiques de la répression arborent, eux, les couleurs nationales, verte et rouge, du désastre. Le plus remarquable est que les scènes filmées de campements contestataires jonchés de victimes trépassées apparaissent théâtralisées. Elles semblent sorties d’une peinture d’histoire, de Francisco de Goya à Jeff Wall, voire d’une performance. La composition est celle du tableau vivant, un arrangement de personnes figées reproduisant une composition artistique, peinture ou sculpture. Il a connu son apogée au début du 19e s, avant de devenir une image performée populaire dans la photo et l’art contemporains.
Corps féminins contraints
Alors qu’un «nouvel ordre», inspiré des pratiques de terreur systémique des dictatures argentines, chiliennes et guatémaltèques, prend le pouvoir suite à la «rébellion» massacrée, la junte liquide sommairement Marianne, laissant accuser à tort les fidèles domestiques Cristian et sa mère Marta. Puis pend cette survivante parmi d’autres. Contrairement aux 43 étudiants mexicains enlevés et assassinés en 2014, avec des complicités au sein d’une police, administration et armée corrompues (Vivos d’Ai Weiwei), le Général de la fiction ne veut laisser ici aucune trace ni témoins sous couvre-feu et loi martiale. La phrase de Platon prend alors tous son sens.
La Suisso-salvadorienne Celina Escher signe un documentaire poignant scandé de séquences d’animation proches de l’eau-forte pour les séances de torture. Son film Nuestra libertad suit Teodora Vásquez, condamnée à 30 ans pour homicide aggravé, un cas largement
médiatisé durant son procès. «Cette justice n’est pas une justice», déclare son avocat. En 2018, la Cour suprême de Justice accepte de libérer cette femme, qui aura passé dix ans derrière les barreaux. Le cas documenté est un exemple de l’horreur des condamnations pour avortement ou fausse couche. Il met en lumière le contrôle abusif sur les corps des femmes précarisées. Mais c’est aussi un témoignage de sororité mené sur un registre à la fois lyrique et méditatif. «Je suis entrée dans la prison pour femmes d’Ilopango. J’ai été profondément choquée, dégoûtée et furieuse de constater la déshumanisation des femmes en prison et leurs terribles conditions de vie. J’ai vu des prisons surpeuplées, un accès limité à l’eau et aucun aux soins de santé», confie la cinéaste.
La législation anti-IVG au Salvador est l’une des plus radicales au monde. Le code pénal prévoit une peine de deux à huit ans de prison pour les cas d’avortement. Or, dans les faits, les juges considèrent toute perte du bébé comme un «homicide aggravé», voire «involontaire» puni de 30 à 50 ans de réclusion. Seule une mobilisation constante de femmes et d’hommes qui manifestent et d’ONG comme Amnesty International empêche certaines de ses condamnations iniques. Une vingtaine de femmes serait actuellement emprisonnée pour ces «motifs» et environ 129 identifiées depuis 2009. La révision intégrale des cas de toutes les femmes condamnées pour les innocenter semble un objectif possible aux yeux de personnes luttant sur le terrain.
Filmar en América latina. Du 19 au 28 novembre. Rens.: www.filmarlat.ch