Des livreurs entrent en résistance

Suisse • Des livreurs de l’entreprise Smood ont débrayé dans cinq villes romandes. Ils remettent au centre la question des rapports de travail précaires induits par cette économie de plateformes digitales.

Les grévistes ont sorti un impressionnant cahier de revendications face à la société de livraison de repas, Smood. (Unia)

«Smood voleur, soutien aux livreurs», tel est l’appel vidéo réalisé par le PST-POP lors de son congrès à Monthey samedi passé, alors que le syndicat Unia vient de lancer une pétition intitulée «Smood. Ecoute tes livreurs!». Autant dire que la gauche est remontée contre cette société de livraison de repas à domicile et de produits du Géant orange, principale partenaire de la Migros, active sur toute la Suisse.

Système très contraignant

Tout a débuté à Yverdon-les-Bains, la semaine dernière, avec la tenue d’un premier mouvement de grève. «Plusieurs éléments ont conduit à une accumulation de problèmes qui violent la Loi sur le travail et le Code des obligations. Les livreurs se plaignent de leur temps de travail. Et surtout d’un changement de planning, avec un nouveau système interdisant toute sérénité au travail», explique Aymen Belhadj, secrétaire syndical transport-logistique d’Unia.

«Le nouvel outil imposé par leur employeur les force à s’annoncer tous les matins à 4h pour espérer avoir du travail le jour même, alors que l’ancien système leur permettait de connaître leurs horaires à l’avance. A cela s’ajoutent d’importants soldes d’heures non payées par l’entre- prise de livraison», précise-t-il.

Unia Vaud et les salarié.es, qui ont croisé les bras, exigent plusieurs changements, et en premier lieu sur les fiches de salaire. Ils veulent ainsi une augmentation du tarif horaire afin de passer de 19 à 25 francs, somme majorée de 25% pour le travail de nuit (dès 22 heures) et de 50% pour le travail du dimanche. Ils et elles demandent ensuite que les heures supplémentaires soient payées et indiquées clairement et le paiement des jours de travail en cas de maladie. Tous exigent aussi un meilleur système de comptabilisation des pourboires. Ceux-ci sont actuellement versés dans un pot commun avant d’être redistribués selon un calcul opaque aux livreurs. Le défraiement pour l’utilisation des véhicules privés doit aussi être revu puisqu’il se situe à 2 francs de l’heure actuellement chez Smood, alors que la loi fixe un barème à 0,7 centime le kilomètre.

Planification à revoir

Enfin, les salarié.es revendiquent un système trans- parent et équitable de l’organisation des vacances et de la planification des horaires de travail. «Nous voulons aussi le rétablissement de l’ancien système de planification et une planification plus respectueuse. En effet, ce nouveau système de planification a été imposé de manière unilatérale début septembre, sans consultation du personnel», précisent encore les grévistes.

Les demandes sont également partagées par d’autres livreurs de la société de livraison, puisque dès le 4 novembre, d’autres salarié.es de Smood ont entamé une grève à Neuchâtel pour soutenir leurs collègues yverdonois. Rebelote le 8 novembre, quand des employé.es intérimaires de Smood à Nyon ont décidé à leur tour de débrayer, mettant aussi en lumière le problème de la sous-traitance du secteur, du fait que les personnes ont été engagées via Simple Pay, une société de travail temporaire, fondée en 2018 afin de recruter du personnel pour la société de livraison.

Rappelons qu’au printemps, 260 coursiers genevois, engagés par AlloService, sous-traitant de Smood, avaient déjà été licenciés séance tenante, avant que certains ne soient réembauchés. Ce 10 novembre, les salarié.es du groupe à Sion et à Martigny (VS) rentraient aussi en grève.

La réponse de Smood

Contacté, Smood assure n’avoir dû faire appel à aucun remplaçant ou intérimaire pour pallier les défections de personnel dues à cette quintuble grève comme l’en accusait Unia. «Notre service n’a pas été perturbé, étant donné le nombre extrêmement réduit de chauffeurs-livreurs, qui ont participé à cet évènement organisé par Unia», triomphe Mélanie Miranda, junior consultant de Prfact, qui assure les relations publiques de l’entreprise.

Dans le même temps, Madame Miranda assure que Smood travaille depuis près d’un an à l’élaboration d’un cadre contractuel général pour l’ensemble de son personnel de livraison avec le syndicat Syndicom, sous la forme d’une convention collective.

«Ce cadre inclura les sujets abordés à Yverdon, Neuchâtel et Nyon. Une fois l’accord signé, Smood, deviendra la première plateforme suisse de livraison de produits alimentaires à former une telle alliance et à collaborer à la mise en place de la CCT pour réglementer le secteur de la livraison et protéger les conditions de travail des chauffeurs dans toute la Suisse. Nous aimerions ouvrir cette voie à tous les grands acteurs de notre secteur pour qu’ils nous suivent afin de créer un marché plus équitable», assure notre interlocutrice.

Elle explique que cette CCT sera différente de celle des coursiers à vélo. Cette dernière a pourtant fait ses preuves, à la satisfaction des partenaires sociaux depuis son lancement en 2019. De quoi se demander si cette future CTT «spécifique au modèle d’affaire des plateformes» ne sera pas une convention au rabais? «Plus d’informations à ce sujet suivront bientôt», nous assure Mélanie Miranda.

Les contentieux autour de Smood remettent à nouveau au centre de l’attention les manquements ordinaires de cette économie digitale. «Si Smood paie l’AVS de ses salarié.es, ce n’est pas le cas du géant du secteur, Uber Eats» rappelle le secrétaire syndical d’Unia, Aymen Belhadj.

En juin 2020, le Tribunal administratif de Genève a pourtant confirmé une décision selon laquelle le service de livraison de nourriture Uber Eats devait être catégorisé comme locataire de services, donc comme employeur. En conséquence, il devait assurer à ses employée.es aussi bien une prévoyance vieillesse, assurance accident, assurance indemnités journalières en cas de maladie. Depuis, l’affaire traîne en longueur puisqu’un recours de la multinationale californienne est pendant devant le Tribunal fédéral.

«Cette nouvelle économie, qui cherche à privilégier les actionnaires, portée par une idéologie néo- libérale de fin du salariat et de l’auto-entrepreneuriat, où le salarié est une valeur d’ajustement, nous renvoie à une exploitation digne du XIXe siècle», souligne encore Aymen Belhadj.

Spécialiste français de l’économie numérique, Ariel Kyroun, n’hésite pas à parler de l’émergence d’un «prolétariat numérique», avec un avertissement que l’on n’espère pas prémonitoire. «L’ubérisation préfigure l’avènement d’une jungle futuriste, dont l’idéal de liberté a priori se monnaierait contre une précarisation généralisée de nos sociétés a posteriori, liquidant nos structures sociales et les grands équilibres qui s’opèrent entre elles à travers la fiscalité, le droit social, la politique des transports, les investissements d’infrastructure au niveau local ou le système de retraite.»

Pétition Unia pour Smood: www.unia.ch/fr/monde-du-travail/de-a-a-z/secteur-des-services/transport-logistique/petition-smood