Le 7 octobre, en écoutant la radio romande, j’ai entendu une information qui m’a fait aussi mal que si j’avais reçu une tuile sur la tête. En Corée du Sud, existe un mouvement masculiniste qui est en train de prendre de l’ampleur. Près de 60% des jeunes hommes se déclarent fortement opposés au féminisme.
«Le féminisme est une maladie mentale!», répètent en boucle une trentaine d’hommes face à des militantes féministes venues manifester pour le droit à l’avortement. Cette scène se déroule l’hiver dernier à Séoul, alors que l’IVG n’est pas encore décriminalisée. Les deux camps se font face. Les hommes qui organisent la contre-manifestation ne rejettent pas que l’avortement. «Les femmes ne remplissent pas leur devoir, mais demandent des droits», dit l’un des contre-manifestants. «Je ne déteste pas toutes les femmes évidemment. Je déteste les féministes radicales», lance un autre.
Le jeune homme regarde avec admiration les leaders du mouvement antiféministes, deux trentenaires qui lancent des insultes depuis le toit d’un bus. L’un d’entre eux, Wangja, est vêtu d’une longue perruque blonde sur la tête et d’une jupe rouge. «Pourquoi je suis habillé en femme? Parce que je veux briser les théories folles des féministes», dit l’homme. Suivent des propos douteux sur le rapport à l’habillement. «Alors je m’habille en femme, je me sacrifie pour avoir plus d’attention de la part des médias. Et nous allons les contre-attaquer à plus grande échelle, vous allez voir», assure-t-il.
Quelques mois plus tard, la promesse est tenue. Ce youtubeur rassemble près de 400’000 abonnés sur une chaîne intitulée «Solidarité masculine». Dans ses vidéos, il s’en prend aux féministes pour gagner en notoriété, les menaçant même de mort. Sa cible principale se nomme Kim Juhee. Cette infirmière militante féministe a organisé un mouvement intitulé Haeil, la vague, pour faire face à la déferlante de haine qu’elle et ses amies doivent affronter. «Mon numéro de téléphone a été publié en ligne, et je reçois des appels constamment», témoigne-t-elle, dont des menaces.» On peut lire en ligne: «En voyant sa tête, je comprends pourquoi elle est féministe.»
Différentes polémiques ont révélé l’influence des antiféministes dans la société. Par exemple, les internautes sont parvenus à faire retirer des campagnes de publicité qu’ils jugeaient anti-hommes. En cause: un dessin d’une main qui serait, selon eux, une moquerie envers la taille du pénis des hommes sud-coréens. «Les communautés masculinistes sur internet partagent leur haine, donc il suffit que l’un d’entre eux juge une campagne publicitaire trop féministe pour que des dizaines de milliers de personnes se plaignent», indique la militante Kim Juhee. «Mais cela a des conséquences plus graves. Dans une université, par exemple, il devait y avoir un cours sur les violences sexuelles. L’un des élèves est allé le raconter à sa communauté, les critiques se sont mises à pleuvoir, et l’université a annulé le cours.En se rassemblant autant, ils arrivent à transformer leur point de vue en un fait qui devient juste», explique Kim Juhee. «C’est ainsi qu’ils ont transformé certains mots liés au féminisme pour qu’ils soient perçus uniquement de manière négative.»
S’il est compliqué de trouver les causes à cette haine du féminisme, il existe plusieurs explications, parmi lesquelles le service militaire, obligatoire uniquement pour les hommes. Ji SunYun, professeur de philosophie à l’université Sejong, donne d’autres pistes de réflexion.
«Pour le moment, les jeunes hommes coréens se sentent incompétents, incapables de monter en haut de la société», avance l’académicienne. «Ils pensent qu’ils sont voués au célibat involontaire et à rester dans une situation instable du travail sans avenir, sans repère. Ils se sentent menacés, affaiblis par rapport au statut masculin qu’ils avaient avant», dit-elle. Une sensation de perte de privilège qui est loin de se traduire dans les faits. En 2020, l’écart de salaire entre hommes et femmes était de 32% en Corée du Sud, ce qui en faisait le pays le moins bien classé de l’OCDE dans le domaine.
Depuis janvier 2018, #MeToo et une succession de scandales obligent la population sud-coréenne à faire face aux profondes inégalités, longtemps ignorées, entre les hommes et les femmes. Le 7 mars 2019, veille de la Journée Internationale des droits des Femmes, l’AFP a rapporté la plainte du cinéaste le plus acclamé de Corée du Sud, Kim Ki-duk, contre le groupe féministe WomenLink pour «dégâts infligés à sa réputation». En 2017, le groupe avait soutenu une actrice qui accusait le réalisateur d’abus sexuels et de violences physiques. Dans ce pays patriarcal, attaquer en retour les victimes pour diffamation est une pratique courante qui vise à les faire taire.
L’apparition du mouvement féministe sur la péninsule s’est faite tardivement. En guerre jusque dans les années 1960, la Corée du Sud s’est concentrée sur sa reconstruction. L’égalité femmes-hommes ne faisait pas partie des priorités. Néanmoins, depuis quelques années, les féministes tentent de combattre les inégalités qui régissent le quotidien des femmes, quitte à s’attirer les foudres des défenseurs du système qui a fait la réussite économique de leur pays.
L’arrivée de #MeToo en 2018 a amplifié la force de leurs revendications. Plutôt qu’une «guerre des sexes», c’est un bouleversement culturel qui s’opère. Au début de l’année 2019, le Forum économique mondial a rendu son classement annuel des pays en matière d’égalité femmes-hommes. La Corée du Sud est remontée de la 118e place à la 115e, sur un total de 149 pays étudiés. Une avancée certes légère, mais significative et non négligeable. S’il est impossible de quantifier la responsabilité du mouvement #MeToo dans cette étude, son influence, en Corée du Sud, comme dans le reste du monde, semble s’étendre plutôt que de s’éteindre.
Les réactions de ces masculinistes sont sidérantes. Non seulement les femmes subissent, comme partout, des inégalités et des violences, mais en plus, elles sont harcelées quand elles les dénoncent et réclament plus de justice et de droits. J’ai lu quelque part que le patriarcat ne peut subsister que si les femmes ferment leur gueule. La Corée du Sud en est la preuve flagrante.