Lorsqu’il y a dix ans, Jérôme Béguin me sollicita pour une chronique dans Gauchebdo, il me proposait d’y aborder des sujets philosophiques et poétiques. Pour le poétique, nul besoin de commentaire, car la poésie s’adressant au cœur se soutient d’elle-même. Le philosophique m’appelle en revanche à un examen de conscience. Ecrire des articles à connotation philosophique dans un journal d’action politique peut sembler de peu d’utilité. Face aux migrants maltraités, aux licenciements boursiers et au démantèlement social, il faut agir et à quoi bon présenter, commenter, tenter d’évaluer des thèses plus ou moins complexes, énoncées parfois par des penseurs qui vivaient il y a plus de deux millénaires? Il semble que la pensée et l’action politique, avec leurs luttes quotidiennes bien concrètes, ne marchent vraiment pas au même rythme.
Certains philosophes à toute époque ont d’ailleurs jugé qu’ils n’avaient pas à se mêler des affaires de la cité, comme Héraclite qui vivait en ermite à l’écart de la ville et qui, lorsqu’on s’étonna de le voir jouer avec des enfants, répondit: «Qu’avez-vous à vous étonner, vauriens,… cela ne vaut-il pas mieux que d’administrer la république avec vous?» Dans l’Antiquité, on pense aussi aux cyniques pour qui la liberté d’esprit exigeait un total retrait par rapport à la vie politique, et aussi aux épicuriens pour qui il fallait s’écarter de la vie sociale qui ne pouvait que perturber la tranquillité de l’âme seule apte à procurer le bonheur. A ces conceptions font écho toutes les positions défendues aujourd’hui par le grand nombre de ceux prétendant que s’intéresser à la politique ne sert à rien, qu’elle n’est qu’une source d’agitation et d’agressivité et que toute amélioration du monde proviendra d’un processus de libération spirituelle des individus.
Mais dans l’Antiquité on trouve aussi l’exemple contraire de Platon qui consacre deux longues sommes, La République et Les Lois, à découvrir la formule d’une cité équilibrée, vertueuse et rationnelle, hors de laquelle il n’est pas pour lui de salut individuel. Et les analyses abondamment illustrées d’exemples qu’Aristote présente dans sa Politique recherchent aussi le meilleur gouvernement possible pour l’homme qui est «un animal civique, plus social que les abeilles et autres animaux qui vivent ensemble».
Quant aux Temps modernes, c’est un foisonnement de théories politiques qu’ils ont produit, en relation étroite avec les transformations économiques et sociales de l’époque. Dans L’Utopie, Thomas More réagit à l’expropriation des paysans, Hobbes s’engage sans réserve pour la monarchie absolue menacée par la guerre civile, Locke au nom de la bourgeoisie en plein essor défend les libertés individuelles et les droits du Parlement, Rousseau et son souci d’une démocratie liée à l’égalité sociale parle déjà pour les classes moyennes maintenues à l’écart. Le XXe siècle verra la floraison des pensées socialistes au service des classes ouvrières victimes du capitalisme: Fourier avec son imagination débordante espère pour tous une société régénérée par l’attention aux désirs et aux sentiments, Proudhon défend la dignité des artisans par la libre association, Leroux combine des préoccupations spirituelles et l’étude rigoureuse des diverses forces composant la société, Marx se base déjà sur le développement de la grande industrie, explique la lutte des classes et la plus-value de la façon la plus claire, et compte sur le renforcement momentané de la puissance étatique passée aux mains du peuple.
De ces divers exemples, il apparaît avec évidence qu’il vaut la peine d’accorder du temps et de l’énergie à la philosophie politique: Locke n’est assurément pas étranger à la victoire du système parlementaire, Rousseau n’est pas sans avoir grandement influencé l’adoption du suffrage universel et Marx est bien sûr à l’arrière-plan de presque toutes les réussites du mouvement ouvrier et de l’Etat social au XXe siècle.
Mais il faut cependant noter qu’il y a deux façons de pratiquer la philosophie. Il y a celle des écoles. En effet, les grands philosophes ont l’avantage de proposer des doctrines amples et solides, fondées sur des principes difficiles à ébranler; ils satisfont le besoin de comprendre et guident assez facilement la conduite et l’action. C’est pourquoi un grand nombre de philosophes, et non des moins estimables, se rangent sous la bannière des plus grands et l’on connaît des aristotéliciens (qui chez les catholiques s’appellent thomistes), des épicuriens, des stoïciens, des hégéliens. Et bien sûr il y a des marxistes qui se veulent avant tout fidèles à la pensée du maître. Le défaut des écoles est qu’elles peuvent devenir des «scolastiques», nom des écoles de la fin du Moyen Âge où, pour finir, toute pensée se ramenait à des commentaires du maître ou, souvent, à des commentaires de commentaires de commentaires du maître (qui manquaient en tout cas de spontanéité même s’ils n’étaient parfois dénués ni d’intérêt ni de subtilité). Mais il est aussi de grands philosophes qui n’ont pas donné lieu à des écoles à proprement parler, même s’ils ont eu des disciples très attentifs. Ainsi Descartes n’a pas engendré d’école cartésienne «orthodoxe», même si Spinoza, Malebranche et Leibniz lui ont beaucoup emprunté. Il en va de même pour les empiristes britanniques, dont l’inspiration première est sans doute à chercher dans le goût de l’observation de Francis Bacon, mais qui ont évolué chacun d’une façon tout à fait originale. Et la pensée de Marx, si elle a suscité une scolastique notamment dans les anciens pays socialistes, a aussi débouché sur de multiples interprétations qui montrent toute sa fécondité: Lénine, Rosa Luxembourg, Gramsci, Clouscard n’ont certes pas tous dit exactement la même chose!
Le paragraphe précédent annonce la deuxième manière de pratiquer la philosophie, celle qui le fait sans référence particulière à une école et demande simplement de penser par soi-même, en puisant selon les besoins à toutes les sources disponibles, qu’elles soient ou non philosophiques. C’est à cet esprit que se rattache le génial Wittgenstein, un des grands philosophes analytiques, lorsqu’en 1945 il écrit en préface à un de ses livres: «Je ne voudrais pas, par cet ouvrage, dispenser d’autres de réfléchir. Mais s’il se pouvait, inciter tel ou tel à des pensées personnelles». Il n’y a pas de raison que cette deuxième orientation ne concerne pas aussi la pensée politique.
Si la relation à une école a le mérite de maintenir le contact avec les forts principes de grandes doctrines qui ont montré leur efficacité, la pratique de la libre réflexion a l’avantage d’une plus grande ouverture à la multiplicité des points de vue qui aidera à mieux saisir les changements constants qui surviennent dans le monde. La vraie pensée est certes collective, mais s’il existe le collectif des écoles, il existe aussi le collectif du débat, qui se construit par l’enrichissement mutuel des pensées en dialogue.
Qu’on m’excuse d’avoir cité beaucoup de noms de philosophes. Mais après 35 ans de pratique de l’histoire de la philosophie, on ne se refait pas!