Le metteur en scène William Mesguich signe une mise en scène sobre à partir d’extraits de La Vie matérielle. Etrange publication hybride qui navigue entre précis d’écriture, atelier de l’écrivain, fiction, journal, fragment, conversation et aveu Par stations successives, du fauteuil à la table de travail, une bouteille toujours en évidence, tour à tour résignée, méchante et exaltée, la remarquable Catherine Artigala est à Duras ce que Lambert Wilson est à De Gaulle au cinéma, une copie conforme et au-delà.
Cela tombe bien, puisque l’écrivain – elle refusait le féminin du nom – de L’Amant parle de copie filmique pour son existence. «Ma vie est un film doublé, mal monté, mal interprété, mal ajusté, une erreur en somme.» D’où le fait qu’au plateau dialogue la voix in de l’actrice et sa voix off. Selon l’une de ses biographes, Laure Adler, Duras a en ses années 80, «un visage ravagé, un corps tout fripé, une méchanceté à tout casser, un désir de séduire et comme seul arme le fait de se prendre pour Marguerite Duras.» Et le souhait désespéré d’être comme les autres tout en se sachant d’exception, à part.
Elle écrit en préface de La Vie matérielle (1987): «J’ai hésité à le publier mais aucune formation livresque prévue ou en cours n’aurait pu contenir cette écriture flottante de La Vie matérielle, ces aller-et-retour entre moi et moi, entre vous et moi dans ce temps qui nous est commun.» Ecrire, c’est aussi ne pas parler. C’est se taire. C’est hurler sans bruit.» La Vie matérielle est dans ce cri mutique chez une Duras qui fascine autant qu’elle irrite.
Confessions d’une enfant de soi
Cette confession intime qui prend des allures de règlement de compte avec elle-même, ses admirateur, le théâtre haï s’il ne s’apparente pas à la simple lecture. Notre diseuse ne s’épargne en rien et flingue tous azimut. Dès l’entame, les souvenirs largement romancés de sa rencontre et liaison avec Yann Andrea qui souffrit au quotidien de cette capricieuse démiurge tant l’écrivain qui fait des «allers-retours entre elle et elle», dixit Laure Adler citant Duras, se livre égotique, tant sa vie est écriture.
«Ce qui me donne envie de pleurer, c’est ma violence, c’est moi», confie-t-elle ailleurs. Il y a son enfance rebelle en Indochine, le lien complexe souvent cruel à la mère, les admirateurs qui font le siège de son appartement alors qu’elle vit recluse.
Boire et écrire
De l’alcool, elle écrit: «Ce qui empêche de se tuer quand on est fou de l’ivresse alcoolique, c’est l’idée qu’une fois mort on ne boira plus.» Son alcoolisme atavique lui vaudra une cirrhose, bien qu’elle insiste n’avoir jamais été ivre. «Une femme qui boit», voilà le scandale social. Elle revendique en creux le droit pour les femmes à créer et exister bourrées.
«Une femme qui boit, c’est comme un animal qui boirait, un enfant. L’alcoolisme atteint le scandale avec la femme qui boit: une femme alcoolique c’est rare, c’est grave. C’est la nature divine qui est atteinte. Autour de moi j’ai reconnu ce scandale. De mon temps pour avoir la force de l’affronter en public, rentrer seule dans un bar, la nuit, par exemple, il fallait avoir déjà bu», entend-on.
Théâtres
Ce que rend bien la mise en scène et jeu? Le théâtre durassien est d’abord un acte de langage – les «voix rapportées» de Savannah Bay, L’Amante anglaise, La Musica, Le Square, Un Homme est venu me voir… Ce théâtre privilégie la forme de l’interrogatoire, un dialogue mais sous la forme de questions-réponses. Si la dramaturge décline à l’envi son théâtre de la solitude, elle ne manque pas d’à-propos pour rappeler l’absence des plumes féminines à l’affiche des scènes parisiennes.
Les lignes ne manquent pas ici d’acuité, même s’il y eut depuis Yasmina Reza, Sarah Kane et Alexandra Badea: «Depuis 1900 on n’a pas joué une pièce de femme à la Comédie-Française, ni chez Vilar au T.N.P., ni à l’Odéon, ni à Villeurbanne, ni à la Schaubühne, ni au Piccolo Teatro de Strehler, pas un auteur femme ni un metteur en scène femme. Et puis Sarraute et moi nous avons commencé à être jouées chez les Barrault. Alors que George Sand était jouée dans les théâtres de Paris. Ça a duré plus de 70 ans, 80 ans, 90 ans. Aucune pièce de femme à Paris ni peut-être dans toute l’Europe. Je l’ai découvert. On ne me l’avait jamais dit.»
Asservissement féminin volontaire
La rencontre avec Yann Andréa donc, dont cette avaricieuse hait l’homosexualité – ce que le montage proposé en scène passe sous silence -, les copulations successives, les coups, la conception asservissante des rôles de la femme. Soit mère, maîtresse, femme au foyer et reste mutique à attendre derrière la porte fermée de ton improbable émancipation, car en substance «tu es trop conne». Il n’y a dans cet ouvrage-entretien qu’un pâle reflet d’une œuvre multiforme s’exprimant dans le roman, le théâtre, le cinéma voire des articles de presse.
Autant de propos qui paraissent tantôt anodins et irritants, aujourd’hui essentiels et éveilleurs, pathétiques et dérangeants. Du pur Duras. Au miroir et au-delà. Car tout est matière à écriture. Jusqu’au silence que la comédienne Catherine Artigala passe comme une partition écrite. «On n’en a jamais fini avec Duras, et vous le savez», écrit Yann Andréa qui veillera Duras dans son agonie (Cet amour-là).
Bertrand Tappolet
La Vie matérielle. Théâtre la Luna. Jusqu’au 31 Juillet. Festival Avignon off