Ecrite depuis le terrain par la dramaturge et metteure en scène Charlotte Lagrange sur la base de témoignages (MNA, travailleurs.euses et vécus recueillis et tressés, la pièce ne ressort toutefois pas du seul théâtre documentaire. Ne laissant personne indemne, l’opus tire en en effet vers le fantastique et un solo dansé arachnéen de la travailleuse sociale, qui semble devoir beaucoup au chorégraphe flamand Jan Fabre, fils d’un botaniste et d’une infirmière.
Seule contre tout
A la place de son reflet, la femme voit au miroir une araignée, figure simultanément prédatrice, tentaculaire et maternelle. A l’image du dédale bureaucratique évoqué dans l’oeuvre et digne de La Métamorphose de Kafka. Sous une pluie suintante évoquant les fils d’une toile d’araignée, c’est un moment d’effondrement, de disparation à soi tout autant que de reconstructions simultanée, résister. Après le burn-out et les incessants trajets toilettes-canapé, persister, continuer à exister.
Envers et contre tout, voici une professionnelle en état de siège qui s’en prend aussi à La Cimade (association de solidarité active et de soutien politique aux migrants, aux réfugiés et aux déplacés, aux demandeurs d’asile et aux étrangers en situation irrégulière). La Cimade est en lutte contre la souveraineté policière et des décisions de renvoi été la gestion de certains dossiers, «Ils ont lancé une pétition en moins de trois semaines / La Cimade est sur le coup / Une avocate est sur le coup / Les profs du lycée Viette sont sur le coup / Les éducs de son foyer sont sur le coup…», lâche la travailleuse sociale.
Poésie et réalisme
L’Araignée est aussi un moment de pure poésie adressé à l’enfant – ici migrant – et signé par l’écrivain autrichien Prix Nobel de littérature, Peter Handke. Soit le poème La Chanson de l’enfance présent dans Les Ailes du désir, hymne à la vie et à l’amour de Wim Wenders et passé par la voix off inoubliable de l’acteur suisse Bruno Ganz. «Lorsque l’enfant était enfant…», débute alors le film.
Que voit-on d’entrée de jeu? Assise sur son fauteuil de fonction dressé au coeur d’un plateau miroir aux reflets laqués de noir monolithe, la comédienne Emmanuelle Lafont rend avec précision les contradictions de son personnage pris dans les rouages d’un système de tamis à l’humanité en berne. Sa mission était de traiter de 250 dossiers de Mineurs Non-Accompagnés, ces migrants pas encore sortis de l’enfance qui ont accompli une odyssée périlleuse pour échapper à la misère, à l’incarcération, aux coups, au racket et à la prostitution. Ceci pour déposer une demande asilaire au cœur de la forteresse Europe matricée par les accords de Dublin.
Implication humanitaire et au-delà
Si l’assistante sociale ne pouvait s’appliquer, faute de temps et de moyens, elle ne devait administrativement pas s’impliquer émotivement et personnellement. Désormais, elle ne peut plus accompagner. Elle a été déplacée et c’est en train de passer de manière détachée des rapports administratifs et autres dossiers à la broyeuse qu’on la découvre.
La pièce est à charge contre le système des dispositifs d’accompagnement gangrénés par les rapports de force, les hiérarchies aveugles, la rumeur infondée d’un commerce sexué entre la protagoniste principale et les mineurs dont elle a la charge. Sans taire une législation nationale et européenne prônant l’expulsion plutôt que l’intégration. «Dès qu’une travailleuse sociale se montre, par exemple par trop compassionnelle ou à l’écoute des enfant migrants, elle est qualifiée de maternante, voire de sensuelle», explique en entretien la femme de théâtre Charlotte Lagrange.
L’Araignée aborde en creux dans sa toile nombre de dimensions du sujet arpenté et interrogé. Ainsi le fait, qu’à défaut d’accompagnement adapté, une part des mineures et mineurs étrangers arrivés seuls en France se naufragent psychologiquement. Ou l’épineux problème du flou autour de l’âge du requérant. En attendant qu’il soit tranché, on ne les accueille nulle part. Beau travail.
Bertrand Tappolet
L’Araignée. Jusqu’au 29 juillet, Le 11 Gilgamesh. Festival Avignon off. 12 au 16 octobre – Comédie de Béthune – CDN Nord Pas de Calais; 8 au 10 novembre – Théâtre du Beauvaisis – Scène Nationale.
Site de l’artiste: https://charlottelagrange.com
Celle qui regarde le monde
Dans le sillage d’une résidence d’écriture au Théâtre de Montbéliard, l’auteure et metteure en scène Charlotte Lagrange a imaginé L’Araignée, un coup de sonde sur les ratés et lacunes du système d’aide sociale aux Mineurs Non-Accompagnés (MNA) en France.
Son style évoque de loin en loin l’écrivaine de théâtre prodige Alexandra Badea qui explose notre monde (Contrôle d’identité, Mode d’emploi, Burn out). L’univers kafkaïen de l’asile voit les relations humaines se fissurer et éclater pour n’en garder que le fantôme névrosé. Comme dramaturge, elle a notamment travaillé auprès de Frédéric Fisbach, Laurent Vacher, David Lescot, Arnaud Meunier, Lukas Hemleb, Jean-Paul Wenzel et Joël Jouanneau. Entretien.
On entend un passage des Ailes du Désir de Wim Wenders, où l’acteur zurichois Bruno Ganz dit le poème écrit par Peter Handke, « Lorsque l’enfant était enfant, / Il ne savait pas qu’il était enfant. / Tout pour lui avait une âme / et toutes les âmes n’en faisaient qu’une.«
Charlotte Lagrange: J’ai un rapport fort à ce film, source d’inspiration intarissable au fil de mes travaux, dont une création participative avec des jeunes gens au sein des unités pédagogiques pour les élèves primo-arrivants et allophones. C’est le premier endroit où j’ai pu rencontrer des enfants migrants arrivés avec leurs parents et des MNA.
Ce qui me touche dans le magnum opus signé Wenders ? Les voix intérieures présentes au début du film et entendues par les Anges au-dessus de Berlin, à la manière d’une radio intime. Et le fait que les enfants étaient les seuls à les voir. D’où l’idée d’une création radiophonique à Montbéliard pour se mettre à l’écoute d’une ville traversée par une multitude, ces jeunes gens qui par leur simple passage sédimentaient quelque chose d’eux dans l’espace. Ils inventaient et jouaient ainsi leur histoire fictionnée à la radio que l’on écoutait en se baladant de par la cité.
Mais encore…
Je me suis alors rendu compte que ces jeunes gens maîtrisaient le langage des signes. Du coup, deux ans plus tard, se développa l’écriture de L’Araignée sur les travailleurs sociaux parfois oublieux du fait que les MNA étaient d’abord des enfants. Et s’en voulant souvent à ce titre. Dans l’imaginaire collectif aussi, la personne migrante devient première relativement à l’enfant.
Loin d’être didactique, le texte de Peter Handke ramène la poésie de l’enfance, l’enfance d’un regard aussi. Une manière de suggérer que c’est ainsi que le personnage pourra nous dire que nous avons oublié qu’il s’agissait d’enfants.
L’araignée, elle, est capable de simuler la mort devant un danger imminent…
Cet insecte est traversé de nombreux symboles et projections. La pièce la voit mourir dans le bureau de la travailleuse sociale avant de ressusciter. L’araignée agonise au son aigu de la voix de la collègue bureaucrate de cette femme sans nom dévolue à l’assistance des MNA. Mais l’animal effrayant se remet en mouvement, lorsqu’il s’aperçoit qu’il est protégé par une personne se permettant de la regarder et de la trouver belle.
Cette assistante sociale se met à la protéger sans savoir pourquoi, entrant ainsi dans une relation avec un être dont elle n’a pas la langue. Ainsi l’araignée peut tour à tour représenter les enfants puis la mère. Dans son monologue tenu seule en scène, la protagoniste principale s’interroge si l’araignée est l’aboutissement d’une élévation. Ou si c’est cet animal ayant le même mouvement pour tuer ses proies et protéger les enfants.
Propos recueillis par BTt