Pour les socialistes du XIXe siècle, et notamment pour Marx, le but poursuivi de l’émancipation ne peut passer que par l’abolition de la pauvreté liée à la pénurie et de l’esclavage du travail, principal lieu de l’exploitation. L’émancipation, dans ce sens, doit être accompagnée par l’abondance et par le développement des machines dans le cadre de la société industrielle: celle-ci semble en effet la seule à pouvoir augmenter massivement les forces productives pour mettre un terme à la rareté et déléguer à la technique la tâche de libérer les travailleurs des travaux pénibles. Le rôle du socialisme est alors essentiellement d’assurer la collectivisation des bénéfices de l’industrie qui restent encore aux mains de la classe capitaliste pour les faire profiter à toute la société.
Ces perceptions, évidentes dans le contexte du XIXe siècle, ne le sont plus aujourd’hui, même si elles le restent pour une bonne partie du monde encore dominée par la grande pauvreté et l’extrême dureté du travail (on comprend de ce point de vue la ferveur de la Chine dans sa quête de croissance maximale). En effet, à la fin du XXe siècle, une autre situation s’est imposée, principalement dans les pays du Nord et les pays émergents, mais aussi globalement, à l’échelle de la planète qui subit en tous lieux les conséquences du mode de développement industriel. De nos jours, l’abondance industrielle n’engendre plus seulement ses effets émancipateurs; alors que la population a beaucoup augmenté, elle entraîne des quantités de pollutions diverses (eaux, sols, bruits), met en péril la biodiversité, dérègle gravement le climat, menace la santé et surexploite les ressources. Le modèle de l’abondance industrielle génère aujourd’hui plus de risques, et de plus en plus graves, qu’il ne comporte d’avantages. De même, le potentiel libérateur des machines est de plus en plus mince quand, outre les destructions environnementales liées à leur production, elles entraînent chômage, travail précaire, perte de l’intérêt des tâches accomplies, déshumanisation, désocialisation et isolement.
Et pourtant le mouvement socialiste peine à rompre avec l’objectif de l’abondance industrielle (1) et avec le soutien à l’innovation technologique. Cela n’a rien d’étonnant, non seulement du fait des doctrines du XIXe siècle dont il est l’héritier, mais aussi parce que l’abondance industrielle et les machines font système avec d’autres traits essentiels, progressistes, de nos sociétés. C’est en effet l’intense activité industrielle et commerciale du Nord qui a permis de dégager les moyens financiers pour démocratiser une consommation qui n’est pas toujours aliénante, ainsi que pour construire une sécurité sociale efficace et des services publics performants. Rompre avec l’abondance industrielle et le machinisme peut d’abord apparaître non seulement comme un retour à la pauvreté et à la dureté du travail manuel, mais aussi, et c’est un comble, comme la mise en grand danger, au même moment, de tous les instruments conquis de haute lutte dans nos sociétés pour combattre la pauvreté et les inégalités. Il est ainsi inévitable que les socialistes (je parle bien sûr ici de ceux qui veulent renverser le capitalisme) soient réticents à adopter une position qui semble nous renvoyer à l’Ancien Régime, à ses famines et à ses disettes, sans autre garde-fou que les bons sentiments!
Tout en comprenant cette réticence, on peut cependant penser qu’on n’aura pas le choix et que, dans un avenir plus ou moins proche, les circonstances contraindront à tirer un trait sur l’abondance industrielle. On peut, il est vrai, rester plus optimiste et compter sur son maintien du fait de nouvelles technologies plus écologiques. Mais toute nouvelle technologie ne tombant pas du ciel de manière immatérielle, elle exige des ressources et provoque des pollutions, et il est de ce fait raisonnable de prévoir à terme la fin de l’abondance industrielle. Cela signifierait-il donc aussi la fin du projet socialiste d’émancipation inauguré il y a deux siècles? On peut noter qu’il resterait toujours une tâche pour les socialistes, la gestion égalitaire de la pénurie, mais il faut avouer que cet objectif est plutôt décourageant et ne correspond guère à un grand projet libérateur.
Le problème est certes complexe, le piège risque de se refermer sur un dilemme insurmontable entre progrès social-destruction environnementale d’une part et respect de l’environnement-régression sociale d’autre part. Je veux faire pour terminer quelques remarques sur le fait que la fin de l’abondance industrielle n’équivaut pas forcément à l’abandon du projet socialiste d’émancipation, bien au contraire.
D’abord la fin de l’abondance industrielle ne voudrait pas nécessairement dire pénurie. Elle pourrait donner l’occasion d’une production en quantités suffisantes d’objets utiles et/ou plaisants, sans prédation de la nature ni dégradation des milieux de vie. La fin du monde industriel ne serait pas nécessairement l’élimination de toute forme de technologie (2), mais pourrait donner lieu à une sélection conservant un minimum de technologies lourdes quand elles allègent effectivement le travail ingrat, développant pour le reste toute une gamme de technologies douces et renouant avec des méthodes manuelles traditionnelles quand elles sont épanouissantes. Dans ces conditions, tout en garantissant l’emploi, il serait possible de diminuer le temps de travail au profit de loisirs vraiment libérateurs. La fin de l’abondance industrielle, en limitant le besoin de réseaux de communication et en réduisant les échanges commerciaux, entraînerait une relocalisation qui non seulement revitaliserait la sociabilité et la solidarité, mais serait propice à une reprise de contrôle démocratique des habitants sur leur existence. Ces différentes possibilités relèvent assurément et de la mise à l’écart du capitalisme et de la poursuite de l’émancipation. Ces avancées ne résulteraient sans doute pas automatiquement de la fin de l’abondance industrielle, et il faudrait des luttes sociales pour éviter l’accaparement des richesses restantes et du pouvoir par des minorités, mais ces luttes seraient sans doute plus faciles dans un contexte relocalisé que dans l’univers mondialisé avec ses réseaux de pouvoirs aussi peu visibles que tentaculaires.
Il n’est sans doute pas indiqué de tirer des plans sur la comète. Mais s’il trop tôt pour se déterminer de manière définitive sur le choix entre la fin de l’abondance industrielle et son maintien plus ou moins étendu, c’est le bon moment pour y réfléchir et ne pas être pris au dépourvu lorsqu’il sera temps d’adopter une nouvelle boussole pour poursuivre la construction d’un socialisme émancipateur adapté à l’évolution du monde.
1 On trouve une étude très fouillée sur la question dans Pierre Charbonnier, Abondance et liberté, Une histoire environnementale des idées politiques, Ed. La Découverte, 2020.
2 Si le récit fait par Mark Boyle d’une année sans aucune technologie dans une ferme de la campagne irlandaise n’est pas décourageant, la pénibilité du travail manuel étant à son avis compensée par le sens donné à l’activité et par la sociabilité villageoise, on ne saurait cependant conclure de façon générale à partir d’une expérience aussi personnelle (voir: L’Année sauvage, Une vie sans technologie au rythme de la nature, trad. par Valérie Le Plouhinec, Les Arènes, 2021).