La récente traduction de Der Kaiser ging, die Generälen blieben (L’empereur partit, les généraux restèrent) de Theodor Plievier est un événement à la fois littéraire et historique. Ce «roman allemand» (son sous-titre) conte de manière trépidante, heurtée les journées insurrectionnelles qui eurent lieu en Allemagne à la fin de la Première Guerre mondiale, entre le 16 octobre et le 9 novembre 1918. La défaite militaire imminente, la révolte des marins puis le ralliement des soldats, la vacance du pouvoir impérial (l’empereur est poussé à abdiquer) et un formidable mouvement populaire qui se répand comme une traînée de poudre de Kiel à Hambourg, à Francfort, Munich, Dresde, Leipzig et Berlin.
On crée des conseils de soldats, d’usines, de quartiers inspirés des soviets de Russie, où Lénine compte sur la révolution allemande pour la survie de celle d’Octobre. Karl Liebknecht proclame la République socialiste libre d’Allemagne tandis qu’en coulisses les chefs sociaux-démocrates (Friedrich Ebert) négocient avec le pouvoir impérial pour une transition ménageant le système social et le capitalisme.
Montage de matériaux
Né à Berlin en 1892 et mort à Zurich en 1955, Plievier vécu en URSS de 1934 à 1945, rentra en Allemagne à l’est puis à l’ouest avant de s’installer en Suisse en ayant abdiqué de ses convictions révolutionnaires. Il est l’auteur d’une quinzaine de livres dont quelques-uns seulement ont été traduits en français, en particulier Les Galériens du Kaiser (1930) avant la guerre sur une mutinerie de marins en 1917. On l’a redécouvert récemment pour sa trilogie sur la Deuxième Guerre mondiale: Stalingrad, Moscou et Berlin publiés entre 1945 et 1954 (rééditée chez Libretto).
Sa méthode littéraire est celle du roman documentaire ou de reportage, genre qui s’est développé en URSS et en Allemagne dans les années 1920 et dont il y eut peu d’exemples en langue française – on peut citer néanmoins Vladimir Pozner – et à laquelle se rattache d’une certaine manière Svetlana Alexievitch, Prix Nobel de littérature 2015. La différence chez Plievier réside cependant dans le recours au montage de matériaux restituant paroles, sons, images à la manière du cinéma. Pour chacun de ses livres, il est parti de témoignages recueillis par ses soins et d’une ample documentation écrite et visuelle. Bien sûr Flaubert, Zola ou Tolstoï l’avaient précédé en matière d’enquêtes minutieuses mais ces auteurs s’efforçaient de fondre les données accumulées dans une totalité, une vision globale, ce que Georg Lukács définissait comme un réalisme critique.
Mosaïque de fragments
Héritier de l’expressionnisme, Plievier demeure volontairement fragmentaire au contraire, il fait s’entrechoquer des moments, des aperçus, multiplie les gros plans, les inserts de documents (tract, affiche) et les décrochages narratifs. On est au plus près des protagonistes – qui d’ailleurs disparaissent après leur passage bien souvent –, les détails matériels abondent (le rictus d’un soldat qu’écrase un tank dans les premières pages). Des indications laconiques se succèdent ou des bribes de phrases saisies au vol dans une brasserie, et, soudain, on passe dans un autre espace, parallèle à la marche des mutins: une mère qui fait la queue pour un peu de viande et apprend à son retour que son fils, malade, a succombé; les parlementaires qui négocient des places; l’empereur qui se demande s’il peut encore faire taire la rébellion par les armes.
Ce sont les mouvements de masse, l’incendie de la grève générale, les manifestants dont les rangs s’épaississent, gonflent deviennent des milliers, qui offrent les moments les plus étonnants du livre, proches des scènes collectives du cinéma soviétique. D’autant plus étonnants que cette puissance ne parvient pas à trouver un débouché.
On saisit presque physiquement combien le sort d’une révolution tient à une sorte d’emballement qui peut tout aussi bien brusquement décroître et s’étioler dès lors qu’elle se trouve dans une impasse, qu’aucune direction ne s’offre à elle. Ou qu’on parvienne à l’émasculer en la faisant entrer dans un cadre «légal» défini par ses ennemis de classe. «Nous devons réussir à détourner les énergies révolutionnaires dans la voie légale d’une campagne électorale…», méditent les stratèges au pouvoir. Il faut éviter à tout prix que ces énergies se transforment en «bolchévisme»: «le bolchévisme, voilà l’ennemi. Et dans la lutte contre ce nouvel ennemi, les sociaux-démocrates seront ses meilleurs alliés».
Le livre publié en 1932 à Berlin chez Malik Verlag (éditeur des dadaïstes et de la littérature révolutionnaire), s’arrête avant l’écrasement de la révolution, qui s’étendra jusqu’en 1923, l’assassinat de Rosa Luxembourg et Liebknecht et le massacre des insurgés. Plievier, sans le dire, mettait ainsi en garde le peuple contre l’attentisme de la gauche socialiste qui croyait devoir faire cause commune avec la droite pour contenir la montée du nazisme plutôt que de s’allier au parti communiste.
Theodor Plievier, L’empereur partit, les généraux restèrent, traduit de l’allemand et annoté par Bruno Doizy. Ed. Plein Chant, 2021