Pour les frères Grégory et Cyril Chapuisat, entrer dans leur temple, inspiré d’un monument indien et d’une technique japonaise pour le bois brulé à l’extérieur, ne va pas de soi. Elle se fait en rampant, à l’image de nombre de leurs œuvres d’un accès physique délicat, voire impossible, dans son entrée par le corps. Rétrogression est son nom. Aux yeux de Grégory Chapuisat, «l’idée d’avancer à reculons convient parfaitement à notre période singulière, le titre participe du jeu. sur les mots. L’accès à la plupart de nos œuvres, lui, se réalise à quatre pattes, une forme de dégression. On rend ainsi la personne plus perméable à l’œuvre qu’il accueille, sous forme de rite de passage. Une fois entré, l’on peut changer de point de vue, développer une perspective autre, dans une attention renouvelée à ce qui environne le visiteur.»
Cocon méditatif
Mis en position basse, l’être est amené à proposer des questions, non à imposer. La posture peut rejoindre de loin en loin celle du sampai, prosternation courante dans la pratique du Zen. Se relever ensuite au cœur de l’édifice perché sur un monticule près d’une centrale électrique, c’est se retrouver en apesanteur au cœur d’une palette de cinq couleurs de bois. La construction tient de «l’ouvrage défensif, du cocon méditatif et régressif, du monument et de la cabane» selon l’artiste.
Des thèmes de prédilection que le tandem fraternel attaché à la formule In Wood We Trust (intitulé de l’une de leur série) aborde depuis ses débuts. Le duo artistique est passé maître dans l’art d’imaginer des pièces aux lisières de la sculpture monumentale et de la micro-architecture. Ses créations architecturées métamorphosent l’espace. Ceci afin de moduler la frontière entre intérieure et extérieure, affiner autant que troubler la perception d’une réalité éminemment subjective.
Rattachée davantage à l’art environnemental, où l’artiste est en dialogue direct avec l’environnement qu’au land art, cette tendance de l’art contemporain utilisant le cadre et les matériaux de la nature, la sculptrice genevoise Mireille Fulpius déploie Rémiges, qui fait référence aux grandes plumes ou pennes des ailes d’oiseaux. Leur disposition invite le regardeur à faire le tour de la sculpture.
Le regard embrasse, mesure tout le paysage environnant à l’aune des planches le scandant à l’instar des ailes d’Icare, Ange ou Démon porté disparu. On peut ainsi relever les sources littéraires du land art anglais au sein de la poésie du 19e siècle. Singulièrement grâce à la figure du poète vagabond et l’exemple de l’Anglais William Wordsworth, l’un des premiers à avoir fait de la marche une forme d’être au monde.
Circulation et envol
La pièce est une inspirée partition ou gamme de longues et effilées planches boisées évoquant les ailes d’un oiseau. «L’essentiel est de pouvoir ressentir le jeu du dedans et du dehors. Mais aussi naviguer, se promener sous la sculpture afin de comprendre et ressentir l’espace que je recrée ainsi. En éprouver les jeux avec la lumière, la hauteur, les lignes incurvées dialoguant entre elles. Il existe un puissant effet cinétique lorsque l’on tourne autour de Rémiges», souligne la sculptrice. Depuis longtemps dans son travail, la réitération d’un module de base débouche sur d’amples structures et installations paysagères empreintes d’une grande lisibilité et clarté. Elles sont réalisées avec «des moyens fort simples. Ceci dans la tentative de ramener à l’échelle du site naturel d’exposition pour que le spectateur ne soit pas perdu en cet immense paysage.»
C’est un «jeu de constructions mariant la réflexion au ludisme», sourit Mireille Fulpius. L’esprit géométrique est son alpha et oméga, étant «minutieuse dans le choix des dimensions, matériaux et architectures de la réalisation». Cela transite naturellement par une phase préparatoire riche en dessins, croquis, études et maquettes. «Dans mon atelier à Seyssel (Haute-Savoie) installé au coeur d’une friche industrielle, je commence toujours par jouer avec des morceaux de bois, construisant des maquettes. C’est en ce sens que je parle de ludisme, tout en soulignant que l’œuvre est longuement, profondément pensée avant sa réalisation.»
Forêt comme temple
Après son escadrille de kayaks recouverts de plumes de paon glissant en apesanteur entre les frondaisons pour l’édition 2007 et sa mise en regard de la nature se reflétant en une sorte de machine à vision mise en abyme par un habile jeu de glaces réfléchissant l’univers forestier à l’infini en 2015 (My Love Mother Nature), le plasticien genevois Alexandre Joly propose La Chapelle inversée. Qui poursuit dans le même sillon avec un espace d’écoute et de vision en mode d’observation jouant sur la lumière et la présence caméléon de l’oeuvre dans le site.
A l’image du satellite échoué dans les plis mousseux de la terre de My Love…, sa nouvelle installation fonctionne aussi comme un vaisseau. spatial. «La forêt-cathédrale devient l’objet de notre attention. Le choix du lieu, l’emplacement et l’orientation sont dans ce sens des paramètres essentiels. Reprenant l’étymologie latine foris qui signifie l’ailleurs et plus précisément forestis, “ce qui est en dehors”, la forêt se révèle comme un monde à redécouvrir, La Chapelle inversée est un nouveau prisme à travers lequel l’appréhender», écrit l’artiste.
Formes élémentaires
L’architecture triangulaire simple est bâtie avec du bois de la région. Son intérieur abrite un grand disque de verre (ou film dichroïque). «Le cercle dans le triangle participe ici à créer un espace de méditation.» Inspiré davantage par l’univers de la science-fiction que par le psychédélisme ou le religieux d’anachorète penseur en forêt dans le sillage du philosophe américain Henry David Thoreau, précurseur de la désobéissance civile, ce vitrail monochrome ménage une troublante ouverture ou veduta sur le paysage. L’intérieur se retrouve baigné de teintes spectrales et poétiques.
En ces temps de catastrophe environnementale, on songe alors aux éclairantes réflexions si attentives aux différentes formes du vivant développées par Marielle Macé dans son essai, Nos Cabanes. «Nous n’avons pas l’habitude d’être à l’écoute des choses qui ne parlent pas: nous ne savons pas comment nous y prendre pour les entendre et pour nous relier à elles», avance l’historienne de la littérature. Plane ici le souvenir des ZAD, qui tout à défendre par essence, peuvent aussi se profiler comme des lieux de contre-attaques sociales et contre-feux, au moins symboliques.
Môtiers – Art en plein air. Jusqu’au 26 septembre. Rens.: www.artmotiers.ch