Né à Wuppertal, Raimund Hoghe a 45 ans lorsqu’il crée en 1994 sa première pièce, Meinwärts, autour de victimes de la Shoah et du sida. Un hommage à Josef Schmidt, ténor juif martyrisé par les nazis. En 1942, le chanteur s’exile dans l’Oberland zurichois. Interné dans un camp pour juifs aux conditions éprouvantes, il y meurt à 38 ans. En entretien, l’artiste se remémore du solo pour son corps qui aurait été, selon lui, déporté en camp de concentration. «Il s’ouvrait par le Prélude à l’après-midi d’un faune signé Debussy. J’étais assis immobile sous une lumière rouge, en mémoire des danseurs morts du sida». Son travail se présente comme un memento mori – «Souviens-toi que tu mourras» – à l’usage des vivants. Ou mieux: un salut en forme de journal intime et d’hommage aux êtres qui ne sont plus. Mais continue à composer chacune de nos humanités comme par-devers elles.
Paysage musical et chanté
A Genève, certaines de ses œuvres furent tôt programmées par Claude Ratzé, à la tête de l’Association pour la danse contemporaine puis de la Bâtie. De Chambre séparée sur sa mère couturière et autour de l’amour perdu, la honte et les stigmates de son enfance sans père à Canzone per Ornella pour une ancienne danseuse classique de Maurice Béjart, Ornella Balestra. Claude Ratzé se remémore de pièces épurées architecturant le plateau avec une précision rare et millimétrée. La gestuelle concentrée à l’extrême de l’artiste allemand suggère plutôt que narre ou évoque. Des œuvres empreintes tant de minimalisme que de musique populaire « faisant de son corps hors normes, parfois nu, une signature visuelle, un matériau historique, artistique parfois violent pour le spectateur».
Sa carrière de danseur et chorégraphe débute en 1992, en collaboration artistique avec son partenaire Luca Giacomo Schulte. Le mouvement absolu selon lui? «Etre connecté avec la musique». Il connut un compagnonnage rare avec le directeur artistique du Festival Montpellier Danse. Dans une lettre adressée au disparu, Jean-Paul Montanari se souvient: «Depuis 1999, tu es venu presque tous les ans présenter ou créer à Montpellier la plupart de tes rituels». Au téléphone, il explique lui avoir adressé cette missive «affectueuse et poétique. Car comme tout le monde, il ne pouvait plus donner son travail au public. C’est l’une des choses qui l’a sans doute le plus profondément atteint, le menant vers cette issue fatale. De là où il était, je sais le prix qu’il attachait à la beauté et à l’art. Chez lui, la bande-son était le vrai sens de son spectacle. Ainsi sa manière d’agencer les chansons, les unes contre les autres, tissait une forme de paysage. Paroles, musiques et voix les passant dans leur texture étaient le vrai décor mental de son travail.»
Contemplation musicale
On songe alors à un être dédié à trouver l’expression et la juste dilatation du temps pour dire ce corps à la colonne vertébrale sinueuse – une scoliose – jeté dans la bataille, selon la formule de Pasolini. De l’écrivain et cinéaste transalpin, il dit: «Ce sont ces mots qui m’ont inspiré à monter sur la scène, explique Raimund Hoghe. Mes autres sujets d’inspiration sont la réalité qui m’entoure, le temps dans lequel je vis, ma mémoire de l’histoire, les gens, les images, les sensations, la puissance et la beauté de la musique ainsi que la confrontation avec le corps – qui dans mon cas, ne répond aux idéaux conventionnels de beauté.» Le chorégraphe fut impressionné par la découverte du butô de Kazuo Ôno et son corps allégé de toute intention expressive. Sarah, Vincent et moi est une cérémonie sans solennité constellée d’échanges de regards, postures et identités entre lui et les chorégraphes-danseurs Sarah Chase Vincent Dunoyer.
Art du portrait
Au début de son parcours d’homme-enfant, Raimund Hoghe écrivait des portraits de gens connus ou inconnus publiés dans Die Zeit. Cet art du portrait est resté essentiel à son œuvre chorégraphique. Ceci en déclinaisons solos adressées à ses interprètes de prédilection, dont Musiques et mots pour Emmanuel (Eggermont, danseur français). A chaque fois, ses créations prennent la forme d’une «offrande musicale». L’art de ses interprètes s’y traduit par une présence attentive aux effets de la musique et du temps, aux résonances imaginaires d’une voix, d’une mélodie. Danse, théâtre, rituel, performance, récit de soi, sacrifice… C’est ce que donne en partage sa silhouette d’homme en noir, il arpente la scène en architecte, toisant l’espace de petits objets déposés. Fleurs, bougie, glaçons scandent le nu du plateau.
A la racine de L’Après-midi, l’artiste nous parle de «la vision émerveillée du travail signé Anne Teresa De Keersmaeker, D’un soir un jour. Elle réunit six brèves chorégraphies, le long d’un parcours explorant les rapports éternels entre le mouvement pur et la musique.» Là encore se déploie une poignante lenteur des images: la solitude, la passion, la beauté, la douleur, la mort prennent le temps de se donner à lire, dans ce mépris du geste vain, cette attente, comme dans l’hésitation ou le recueillement, avant d’énoncer un geste. L’absolu peut alors surgir de l’infime.
En témoigne La Valse et ses spectres de réfugiés rescapés des déportations et exactions sans noms. Les voici, ces ombres emmaillotées de sombres couvertures. Elles progressent à pas comptés sur les voies mortes ouvertes par nos oublis et indifférences. Au début de Moments of Young People, Hogue appelle les jeunes interprètes par leur prénom, les regarde avant de les accompagner. La recherche formelle ciselée recouvre un engagement historique interrogeant la mémoire collective ravivée par des chansons populaires.
En 2018, il recrée à Avignon 36, avenue Georges Mandel sur les derniers jours de La Callas cloitrée dans son appartement parisien. Il assemble de menus vêtements, objets, images, des déplacements épurés, minimalistes et répétitifs tissés de gestes lents sur les airs d’opéra, dessinant son corps sémaphore dans le rythme. Entre épure et ritualisation, il a ouvert les imaginaires, laissant au spectateur l’espace et le temps de construire sa propre interprétation et vision de la musique. Pour l’éternité.