«Travailleuses volontaires» sous le Reich

Livre • Camille Fauroux, historienne des femmes issues des classes populaires au XXe siècle, explore les parcours de vie de certaines des 80’000 ouvrières françaises pour le Reich. L’ouvrage rend justice à une histoire oubliée du dernier conflit mondial.

Camille Fauroux défriche un sujet touchant à la mémoire collective et intime ainsi qu’à l’histoire passée sous silence d’ouvrières. (Fotostudio Neukölln (Berlin)

Condamnées au silence et à la honte, ces travailleuses revivent dans la complexité de leurs motivations et actions. Pour exister au-delà des clichés stigmatisants. Avec Produire la guerre, produire le genre. Des Françaises au travail dans l’Allemagne nationale-socialiste (1940-1945), la Française Camille Fauroux signe une belle étude pionnière au fil d’une histoire envisagée par le prisme tant du genre que du vécu. «Au fur et à mesure de ma recherche, je me suis rendu compte que si l’on avait oublié ces femmes, c’est aussi parce qu’elles avaient voulu se faire oublier. En essayant de les rencontrer, j’ai compris qu’elles avaient peur que cet aspect de leur existence ressurgisse. Le silence sur cet épisode était souvent un silence familial, dans lequel les autres membres pouvaient aussi insister pour qu’elles ne parlent pas», explique l’auteure en entretien. La chercheuse a découvert son sujet grâce à La Douleur signé Marguerite Duras. «Son récit contient quelques pages frappantes, dans lesquelles elle décrit l’accueil glacial qui est fait aux ouvrières rentrant d’Allemagne.»

Enquête

Pour ces femmes, il s’agit moins de silences que de secrets collectifs. Camille Fauroux mêle le récit de sa propre investigation à la manière de films d’Agnès Varda laissant voir la coulisse, l’atelier de l’écriture. Dans le passage du social au genre, il est nécessaire que l’un n’efface pas l’autre. L’auteure reste fidèle à cette leçon de Michelle Perrot, l’une des plus grandes historiennes contemporaines, pionnière en matière d’histoire des marges, des femmes dominées et du genre. Pour mémoire, l’emploi massif de travailleurs.euses étrangers.ères en Allemagne s’inscrit dans une planification visant à accroître la production de guerre sans porter atteinte à l’ordre familial national-socialiste.
Cette thèse, qui se lit comme une passionnante enquête écrite dans un style vivant et accessible, détaille les expériences des travailleuses civiles à partir notamment des archives des ouvrières françaises employées dans l’électro-industrie à Berlin. Elles vivent dans des camps de femmes gérés par les entreprises employeuses. Ces camps jouent un rôle essentiel dans la surveillance et le contrôle strict au travail et empêchent les familles de mener une vie commune. D’où des relations de couple précaires et tues.

Motivations économiques

Comment se mettre au service de l’Occupant? Les choix de ces ouvrières issues pour la plupart de milieux modestes reflètent «les dilemmes et les tensions qui affectent les classes populaires en France à l’époque», pose l’historienne. Forte des 1009 dossiers de travailleuses conservés à Caen par la Division des archives des victimes des conflits contemporains, Camille Fauroux avance plusieurs pistes. Au sein de leur recrutement officiel, on exige de ces travailleuses qu’elles abandonnent leur famille. Elles ne sont que des ouvrières de remplacement. Ceci afin que les femmes allemandes conjuguent au mieux leur investissement nécessaire au foyer et «une éventuelle participation à la production.»

Côtés travailleuses, l’Occupation et son lot de difficultés matérielles sont d’un poids conséquent dans la décision. Les pressions exercées sur elles sont multiples. Des chômeuses verraient leur allocation supprimée si elles refusent le recrutement. Des femmes appréhendées pour des délits et des détenues sont placées devant un dilemme cornélien: l’emprisonnement ou le départ, qui a un effet suspensif sur les poursuites judiciaires jusqu’à leur retour. Elles furent aussi recrutées par Les Allemands dans les camps d’internement de Jargeau près d’Orléans, condamnées sous le motif vague de «prostitution».

Pas collaborationnistes

Les rapports des mères à leurs enfants sont étroitement encadrés, devenant toujours plus problématiques au fil des revers allemands sur les fronts. Aux yeux de Camille Fauroux et d’études concordantes, pour l’immense majorité, «le départ n’est pas motivé par un idéal politique en faveur de la collaboration ou du national-socialisme.» La France est occupée, ses habitants travaillent pour la production de guerre allemande sur de nombreux plans et de multiples manières. En ce sens, «le travail en Allemagne peut apparaître comme un contrat de travail comme un autre.» S’ils répondent parfois à la pression parentale, ces engagements favorisent surtout des lignes de fractures et conflits au sein des familles et du voisinage.

Le monde d’après-guerre

A l’époque du rapatriement et de l’après-guerre (1945-1946), les travailleuses civiles sont victimes de représentations négatives relevant leur déloyauté politique et sexuelle. Relève, réquisition et Service du travail obligatoire (STO) n’ont pas concerné ces femmes. De fait, elles sont englobées par l’Etat sous une seule catégorie administrative, «les travailleuses volontaires». Ces éléments formeront les contours de leur silence et de leur prise de parole.

Il n’y eut que peu d’épuration à la Libération parmi ces femmes ayant travaillé pour l’Occupant. Les ouvrières qui rentrent d’Allemagne ne sont pour la plupart pas inquiétées par la justice de l’épuration car cela aurait conduit à juger trop de personnes. Et l’historienne de conclure: «C’est assurément un soulagement pour certaines, mais cela veut aussi dire qu’elles n’ont pu se défendre publiquement de ce qui leur était reproché. La décision de ne pas les juger est pour moi une étape importante dans la naissance du silence autour de leur expérience.» D’où l’effacement de ces travailleuses peu conformes au mythe d’une France majoritairement résistante prôné par l’Etat. n

Produire la guerre, produire le genre. Des Françaises au travail dans l’Allemagne nationale-socialiste (1940-1945), Editions EHESS, coll. «En temps et lieux», 2020, 306 p.