En lisant dans La Tribune de Genève du 14 mai, l’histoire de Leah au Nigeria, je me suis souvenue des récits effroyables que j’ai lus au cours des années et la répétition infinie de l’horreur, des crimes impunis, de la passivité des États et de l’indifférence du monde.
Leah Sharibu a été enlevée par Boko Haram le 19 février 2018 dans son école, à Dapchi au Nigeria, avec 109 autres filles. Elle est la seule à ne pas avoir recouvré la liberté: parce qu’elle a refusé de se convertir à l’islam, cette jeune chrétienne a été transformée en esclave.
Au Sud du Soudan, pendant la guerre civile (15 décembre 2013 – 22 février 2020), des milliers de femmes ont été réduites en esclavage et violées par des soldats. Durant la journée, elles portaient nourriture et biens pillés, allant chercher de l’eau ou sarclant les potagers des soldats. La nuit, elles étaient attachées, à la disposition des miliciens.
En République «démocratique» du Congo, le Dr. Denis Mukwege, prix Nobel de la paix 2018, se dévoue depuis plus de 20 ans à la cause des femmes violées. Il les «répare» des sévices sexuels qu’elles ont subis, jusqu’à 30 par jour, plus de 60’000 en 20 ans, sur des centaines de milliers de femmes violées. Le gynécologue Mukwege, au péril de sa vie (il a échappé à plusieurs attentats), dénonce ce crime contre l’humanité. Inlassablement, il arpente le monde et va devant toutes les tribunes qui lui sont offertes: ONU, Sénat américain, Parlement européen, Maison-Blanche, Downing Street… «Le viol est une destruction! Et cela ne fait que croître!»
Le médecin se souvient de ce jour de septembre 1999, dans le tout nouvel hôpital de Panzi, où il s’attendait à faire des césariennes et aider à mettre des enfants au monde, quand il a accueilli une première femme violée par un groupe de soldats, qui avaient tiré des balles dans son vagin. «J’étais stupéfait, je n’avais jamais vu ça. Mais, à la fin de l’année, j’en étais à 45 cas.» En 2000, le chiffre montait à 135 victimes. En 2001, c’était l’explosion, il ne savait plus où mettre ses patientes. En 2004, il comptabilisait 3604 cas. «Ce qu’on n’arrivait pas à faire avec les armes à feu, les lances et les machettes, on le réalisait avec le sexe.» Le viol était devenu une arme de guerre. Collectif, commis devant les maris, les enfants, les voisins, contraints d’y assister. Les clitoris étaient coupés, les seins, les lèvres, les nez, sectionnés. On a même fait manger à une mère un plat cuisiné avec la chair de ses propres enfants… Le chirurgien, atterré, a fait appel à Human Rights Watch, qui publia en 2002 un premier rapport: «La guerre dans la guerre». «Je me suis dit: quand le monde va lire ça, la réaction sera fulgurante. Eh bien, j’avais tort! Il ne s’est rien passé.» Et le viol s’est répandu, utilisé par à peu près tous les groupes armés. «Ils rivalisent de cruauté, perfectionnent les supplices; je distingue leurs signatures dans les plaies des femmes.» Il a vu le summum de la cruauté, les mêmes femmes revenir 20 ans plus tard, alors que les violeurs ne sont pas punis. La plupart des jeunes filles violées ne pourront plus avoir d’enfant. Les autres, contaminées par le sida ou d’autres maladies, deviennent des «réservoirs à virus» et des «outils de mort» pour leurs compagnons, voire pour les enfants issus des viols. Lesquels sont ostracisés et deviendront peut-être un jour, hors de ces familles anéanties, des enfants soldats… Et le cercle infernal recommencera…
Les rapports produits par l’ONU et les ONG s’accumulent. Nadia Murad, Prix Nobel de la paix 2018, a porté à la connaissance du monde le sort réservé aux jeunes yézidis en Irak. Aucun partisan de Daech n’a été à ce jour jugé. Le Sénat français a cependant reconnu l’existence du génocide des Yézidis le 14 novembre 2016.
Pendant la guerre civile guatémaltèque (1960-96), dans une petite communauté à proximité de l’avant-poste de Sepur Zarco, les femmes autochtones ont été systématiquement violées et réduites en esclavage par les militaires.
Au Népal, malgré l’abolition officielle de toute forme d’esclavage en 2000 par le gouvernement, de nombreuses filles népalaises sont toujours esclaves à ce jour (Nepal Youth Foundation, 2014). Elles sont échangées, parfois à l’âge de 6 ans, contre le droit de posséder un terrain. Dans cette culture patriarcale, le seul fait d’être une femme augmente le risque de devenir esclave. Moins éduquées que les garçons, les filles sont perçues comme un fardeau financier pour leur famille.
A Madagascar, un de pays les plus pauvres au monde, de nombreuses femmes partent direction l’Arabie Saoudite pour devenir domestiques. Mais une fois arrivées, elles découvrent le travail 24h sur 24, les maltraitances, les violences, la faim.
En Inde, au Pakistan, au Bangladesh, de nombreuses femmes sont tuées par la famille du mari, qui trouve leur dot insuffisante (pourtant interdite depuis 1961). Au Pakistan, on ne recense plus les femmes défigurées à l’acide pour avoir osé prétendre à la liberté. Aujourd’hui, en Afghanistan, les femmes tremblent à l’idée de voir les talibans imposer à nouveau une charia impitoyable.
Sur les 46 millions de personnes dans le monde réduites à une forme moderne d’esclavage, les femmes sont touchées de manière disproportionnée. Plus de la moitié des victimes le sont dans 5 pays: l’Inde, la Chine, le Pakistan, l’Ouzbékistan et la Russie, Mais il est présent dans l’ensemble des 167 pays couverts par l’étude: il peut s’agir de traite d’êtres humains, d’exploitation sexuelle, de travail forcé, de servitude pour dette ou de mariage forcé ou arrangé. Les États les plus actifs dans la lutte contre l’esclavage moderne sont les Pays-Bas, les Etats-Unis, le Royaume-Uni, la Suède, l’Australie, le Portugal, la Croatie, l’Espagne, la Belgique et la Norvège. Au contraire, la Corée du Nord, l’Iran, l’Erythrée, la Guinée Equatoriale, la Guinée et la République démocratique du Congo sont pointés du doigt. La crise sanitaire va encore péjorer la condition des femmes partout dans le monde, notamment en ce qui concerne l’éducation.
Ces excès sont révélateurs de la façon dont les sociétés patriarcales, y compris les nôtres, considèrent les femmes: comme des vagins, des ventres, des servantes, des mères qui ne devraient pas sortir de leur foyer. Les féminicides en sont les sinistres symptômes.
Nous n’avons pas le droit d’oublier Leah et toutes les autres. C’est une question d’humanité. Nous devons tous et toutes nous lever et dire: ASSEZ!