Inspiré par les auteurs dramatiques Harold Pinter et Jon Fosse permettant au théâtre de «descendre en profondeur dans les caves de l’être», les pièces signées Florian Zeller sont empreintes d’une écriture simple sachant préserver l’énigme. Mis en scène par Elidan Arzoni, Le Fils se déploie autour du suicide à l’adolescence. Elle suit le parcours d’un père face à son fils atteint d’un profond mal être et ne voyant aucun intérêt à la fréquentation des personnes du même âge que lui. Et explore leurs effets collatéraux sur des proches. Le film de Zeller The Father, tiré de sa pièce éponyme, suit un père atteint de troubles cognitifs, sa mémoire toujours plus défaillante le rendant dépendant d’aides-soignantes dissuadées par son caractère irascible.
Mal à vivre et gouffre familial
Du Père au Fils plane une incertitude sur la réalité de certains événements. Et le fait de se dire: Est-ce que tout cela advient vraiment ou s’agit-il de la mémoire portée disparue, confuse, à la dérive d’un père malade d’Alzheimer (Le Père)? Les souvenirs se disloquent, tout se brouille autour de lui. Lieux et êtres aimés devenus interchangeables avec des inconnus. Pour Le Fils, un autre père, quarantenaire lui, voit son enfant devenir progressivement insaisissable. L’adolescent est hanté par la tentation de ne plus assumer les contraintes de son identité sociale. A l’instar de l’écrivain suisse Robert Walser, il pourrait affirmer: «L’absence est mon destin» (Au Bureau). Parmi les indices de la mort volontaire à venir, comportements automutilatoires, fuites et mensonges . Si la pièce est plus linéaire que d’autres, elle est marquée par un retournement final brutal. Ceci selon un scénario idéalisé créé par un père sous le choc insurmontable du deuil impossible de son fils.
Dans Le Fils, Nicolas, 17 ans, a les traits de Raphaël Harari, convainquant en ado déboussolé et manipulateur, borné et apathique. Les parents sont-ils alors pris en otage par leur fils dissimulateur? Pour Charlotte Frossard, membre de Stop Suicide et journaliste, les choses dans la réalité comme dans la pièce sont loin d’être tranchées: «Je ne parlerais pas de manipulation consciente, mais plutôt d’une recherche de reconnaissance. Elle est souvent très ambivalente. L’adolescent peut avoir un comportement arrogant, se croire tout-puissant face à ses proches et refuser les limites qui lui sont imposées. Mais il ressent aussi souvent de la colère face à des parents soudainement désidéalisés, à une insouciance perdue. Ce paradoxe peut générer angoisses de perte et d’abandon.»
Au souvenir de sa mère divorcée dépressive incarnée par une Sophie Broustal défaite et aimante, impuissante et effondrée, son fils n’est plus cet enfant riche de tous les possibles souriant sur les photos d’un autrefois idéalisé. Sur un plateau tendu de noir funèbre, épuré, la mise en scène d’Elidan Arzoni propose ainsi trois séquences proches de l’univers initiatique du conte. Ce souvenir vidéo heureux de l’enfant le dévoile en plans séquences saluant à l’orée d’une forêt, gravissant lentement un sapin et s’endormant sur les genoux maternels. Une autre figure féminine et nouvelle compagne du père, Sofia (Arblinda Dauti à mi-corps entre désillusion, exaspération et espérance) ne se résout pas à ce sacrifice paternel pour le fils, au détriment de son enfant en bas âge et de sa vie affective délaissée.
Dépassée par les événements, sa mère reste impuissante. Et Nicolas demande à vivre chez son père. Qui s’emploie à lui redonner le goût de vivre. Cédric Dorier en donne une interprétation tendue tour à tour confiante, résiliente, poignante et en lisière d’abîme. Phobie scolaire, angoisse, ne plus parvenir à vivre, ces éléments reviennent souvent chez le fils qui va remettre en question toute la vie paternelle façon success story. «La souffrance peut être telle que le suicide semble alors la seule solution pour y mettre fin. Cette distinction est fondamentale: les adolescents ne souhaitent pas réellement mourir, mais cesser de souffrir», explique Charlotte Frossard.
Troubles dans le réel
Le Père découvre Anthony vivant dans le même appartement depuis trente ans. Du charme joueur à l’agressivité, Anthony Hopkins signe ici son plus beau rôle depuis Les Vestiges du Jour de James Ivory. Né en 1937 commre lui, son personnage peut compter sur les visites quotidiennes de sa fille Anne (Olivia Coleman résignée). De curieux phénomènes se produisent toutefois. Il y a sa montre, qui disparaît sans arrêt, et les personnages et identités changent au gré de la démence, les lieux aussi. Immersion dans une psyché qui se délite, le film épouse dans son montage alternant pièces vides et mêmes scènes avec des personnages permutables, le désarroi d’une personne plongeant toujours plus avant dans la maladie d’Alzheimer.
Ainsi pour Anthony, la réalité, lorsqu’il se persuade d’avoir prise sur elle, est plus compliquée, comme on le découvre. A la création du rôle en 2012 pour le comédien Robert Hirsch, 87 ans alors, Florian Zeller relevait sur sa pièce: «C’est un puzzle auquel il manque toujours une pièce, sans qu’on sache quelle pièce exactement». Oscar du meilleur acteur pour Hopkins et celui du meilleur scénario. A la réalisation, Florian Zeller explique avoir «vécu cette situation où l’on se retrouve impuissant à aider une personne aimée, et admettant que l’amour ne suffit pas.»
Le Fils. Théâtre Alchimic, Carouge. Jusqu’au 9 mai. Rens.: alchimic.ch. The Fathre, visible sur plateformes.