Le réalisateur italo-suisse Michele Pennetta signe ici le dernier volet d’une trilogie consacrée à la Sicile (A iucata en 2013 et Pescatori di corpi, 2016) en prenant soin de fictionnaliser le réel. L’histoire? Réfugié nigérian, Stanley travaille comme ouvrier agricole, berger et homme à tout faire dans une Église. «Il a obtenu un permis de séjour. Ce qui m’intéressait était de suivre sa manière de s’intégrer et survivre dans une île où toute intégration est quasi illégale et empêchée», explique le cinéaste en entretien.
Jeune garçon désabusé, Oscar rêve d’échapper à l’emprise de son père, autoritaire et largué. Vu par le pater familias comme un bon à rien, il l’aide à collecter de la ferraille dans une vallée déserte. En surgissent Madone en plâtre blanc ou chaudière. «La relation père-fils est aussi dure que complexe. Ancien alcoolique, le padre tente de préparer ses enfants à ce qui les attendrait à l’âge adulte. C’est une forme de transmission d’un chemin de vie précaire ainsi que son propre père l’avait réalisé pour lui. Au fil du tournage, j’ai fortement ressenti l’amour paternel pour ses fils. Marco, le père, est aussi victime de ce contexte démuni et âpre.»
Arpenter le paysage
A la fin de ce long-métrage intense suspendu entre documentaire et fiction, le cinéaste italien, né à Varese (Italie) en 1984, offre à ces deux destins que tout semble séparer, la possibilité d’une rencontre scénarisée au crépuscule. Elle mettra en lumière leur condition de prisonniers insulaires marqués de statuts toutefois fort dissemblables. Le film se déploie dans un décor aride de Far-West postindustriel, paysage de mines de soufre depuis longtemps silencieuses. Comme totems, des puits d’extraction métalliques rouillés à l’abandon.
Pour son scénario, le cinéaste confie d’abord s’intéresser à un territoire. «Il existe près de 500 mines soufrières désertées au centre de l’Italie. Dès lors, comment les populations locales ont-elles survécu à cet effondrement industriel? A l’instar d’Oscar, son frère et son père, les ferrailleurs exploitent ces lieux ainsi qu’un nombre conséquent de décharges sauvages. La région compte aussi l’un des plus grands centres pour réfugiés en Europe.» D’où cette volonté de rendre compte d’une double survie au coeur d’univers migrants et autochtones maintenus à distance. Ils cohabitent sur un même territoire. Sans vraiment se rencontrer.
Réalisme et poésie
$Le cinéaste propose une mise en scène toute de contrastes, entre photo ciselée et misère. La liberté éphémère se lit dans les corps en mouvement. A vélo, filant avec son frère pour l’adolescent transalpin. «C’est leur moment à eux. Juchés sur des bicyclettes trouvées dans une décharge avant d’être réparées, ils s’extraient alors du métal, de la réalité, de l’exiguïté étouffante de l’appartement familial et de la tutelle paternelle.»
Fuyant le lyrisme, le film infuse néanmoins un extrait interprété par des enfants du Stabat Mater de Pergolèse. Plus qu’une concession à la sensorialité frémissante et mélomane d’un Terrence Malick, voici une manière de conjuguer divers échos au sacré et au religieux distillés par le film, dès son intitulé. A quatre voix comme les quatre personnages de l’histoire, cet oratorio méditant sur la souffrance de Marie lors de la crucifixion de Jésus est l’un des textes les plus poignants de la liturgie chrétienne. Il traduit aussi la fragilité enfantine des protagonistes d’Il Mio Corpo.
Côté migrants, l’émancipation intermittente se lit en mer Méditerranée pour une baignade de loisirs. L’image flottant au ras de l’eau découvre Stanley nageant paisiblement aux côtés de son ami Blessed dans une relation contrastée su fil de l’intrigue. Du déchaînement colérique à la tendre amitié en passant par une controverse en cuisine autour d’un plat traditionnel. «Peut-être sont-ils en couple. Mais leur puissante foi chrétienne amenait à une grande pudeur, avance le réalisateur. Sans renoncer à suggérer la sensualité de leurs liens intimes.»
Blessed disparaîtra in fine dans la nature afin d’échapper à l’expulsion. Mais peut-être pas à la prostitution de survie. Evoquant ces deux migrants, le réalisateur explique: «Ils avaient une vie, des amis, une maison qu’ils ont dû quitter. Stanley me disait qu’ils allaient souvent se baigner. Cette scène était importante précisément parce qu’ils avaient risqué leurs vies mais elle les montre comme des jeunes gens normaux qui ont envie d’aller à la mer, de s’amuser. Ils sont arrivés par la mer alors qu’ils étaient mineurs.»
Accompagner sans juger
Au fil d’un récit dénué de voix off et jugements, Il Mio Corpo met ainsi en parallèle le destin de ces deux compagnons d’infortune. Il semble unis par une improbable quête de sérénité, si ce n’est de félicité. Au final, ces invisibles marginaux et laisséspour-compte partagent une même détermination à s’émanciper de leurs misérables conditions de vie. L’opus évoque la filmographie d’un Ken Loach. Sans sa vision marxiste mettant le capital au cœur des différentes interactions représentées dans sa chronique d’une famille en plein chaos, Sorry We Missed You (2019). Avec Pennetta, tout part aussi du travail – attendu, rêvé, subi. Alternant gros plans et plans-séquences, il se garde cependant de mettre en exergue uniquement l’aliénation dont sont victimes les protagonistes.