Il est des images saisissantes qui font tableau clair-obscur au plateau au détour de The rest is silence. Celle du feu des origines qu’encercle une communauté chantée faisant corps autour du foyer. Du cri primal au chant et à la vibration chorales avec des codes couleurs sur les bustes, force jaune, bleue, rouge.
D’où un côté cinéma fantastique façon Guerre du feu de Jean-Jacques Annaud, adaptation d’une bande dessinée mettant en exergue le comportement simien des hominidés ou The Descent de Neil Jordan voyant une équipe de spéléologues féminines se confronter à des créatures aveugles du fond des âges et à elles-mêmes. Imaginé pour sept danseuses-danseurs et choristes, l’opus dessine arpentages et errances spatiales et temporelles parfois proches de l’écrivain suisse Robert Walser s’abandonnant et disparaissant au cœur de paysages et forme vibratoires. Créée en 2020, l’œuvre se redécouvre sous pandémie en mode «2021. L’Odyssée de l’espèce.»
Voix de corps
La chorégraphe lausannoise historique Nicole Seiler poursuit son travail de longue haleine autour des liens polysémiques entre corps, voix et physicalité du son. À ses yeux sa pièce au titre hamletien, The rest is silence marque «l’importance du silence entre les notes et mouvements. Il s’agit aussi de marquer la nécessité de se replier sur l’essentiel: la Terre, l’origine du monde, là d’où l’on vient et retourne», confie l’artiste en entretien. L’atmosphère mêlant aube et crépuscule de l’humanité traverse ainsi la pièce.
Côté colonne sonore, l’ensemble embrasse large: le tribal, le transcendantal, le souffle rythmé creusant les squelettes, le chant melchite et médiéval ayant croisé les gênes dérangées de Sœur Marie Keyrouz, cantatrice et religieuse maronite libanaise férue de chants religieux, et de la bénédictine mystique, compositrice et femmes de lettres du 12e siècle, Hildegard von Bingen. On débouche ainsi sur des partitions projetant l’imaginaire en des infinitudes intersidérales, comme les apprécient Stanley Kubrick pour son 2001. L’Odyssée de l’espace.
Sans oublier les effluves pop stratosphériques du trio lausannois Velma. À mi-corps entre pop et électro, rigueur et fantaisie. Son compositeur, Stéphane Vecchione, signe aussi la partition live à partir des voix des interprètes pour The rest is silence. Le chanteur de Velma, Christophe Jaquet, est aussi de la distribution mais sur le plateau. L’artiste a une signature corporelle singulière ramenant aux plus belles heures du cinéma burlesque. Soit une sorte d’hybridation entre Peter Sellar – les lunettes de l’Inspecteur Clouzot dans la franchise La Panthère rose -, Jacques Tati en imperturbable Monsieur Hulot et le chanteur-compositeur Philippe Katerine en version baroque sage et appliquée et buste peint de jaune chaume.
Temporalité dilatée
Au fil des épisodes semblant se rythmer en plans-séquences, nos guerriers.ères d’une préhistoire imaginaire vont entonner des chants en transe a capella, remixés live. Pour l’artiste, laisser du temps au temps est une dimension essentielle. «En répétitions, je parle souvent du rythme, de laisser durer les choses. Partant, Il existe quelque chose s’installant avec le regard, l’entre-deux qui s’étire. La musique est ici produite par les danseuses et danseurs sur scène. Évidemment en interaction et communication avec le compositeur. Qui reprend leurs voix en les retravaillant avant de réinjecter la musique ainsi transformée. Les sons préenregistrés sont activés par les gestes des interprètes à l’aide notamment de micros placés au sol.»
L’œuvre se joue des bouches à corps. Tour à tour en succions, manducations ou morsures. Et de chaînages graphiques et physiques du vivant. On touche alors à la sculpture en mouvements décélérés. Fiché dans une Tour de Babel humaine et plastique, chaque corps se positionne, s’étire, s’écartèle, étalant ses anatomies en étoiles et motifs variés. Le tout variant reconfigurations et adaptabilités perpétuelles d’une communauté faiblement en mouvement.
À l’image de notre humanité, présentement. Chacun.e devant répondre à des injonctions vécues souvent comme contradictoires et paradoxales. Entre confinement en survivalisme individualiste et pérennité collective dans le souci des autres. Quitte à se marcher dessus. Ou prendre appuis l’un.e sur l’autre. Ce que The rest is silence montre littéralement, physiquement, graphiquement à l’envi.
Bertrand Tappolet
The rest is silence. Jusqu’au 25 avril, Grütli, Genève, www.grutli.ch; puis au TPR à La Chaux-de-Fonds les 29 et 30 juillets prochains, www.tpr.ch. Dates de tournée sur: www.nicoleseiler.com
Interprètes: Marius Barthaux, Karine Dajouindji remplacée par Audrey Dionis, Anne Delahaye, Dominique Godderis- Chouzenoux, Christophe Jaquet, Gilles Viandier, Aure Wachter.