Sur un mode immersif, le premier long-métrage documentaire d’Aliaksei Paluyan suit plusieurs membres de la compagnie artistique d’un théâtre documentaire, social et politique, durant les manifestations qui ont suivi les élections présidentielles controversées de l’été 2020 débouchant sur une protestation populaire aujourd’hui largement oubliée. Elle a conduit à des arrestations, incarcérations, contrôles administratifs répressifs et exils.
Théâtre coup de poing
On découvre ainsi trois chevilles ouvrières de cette compagnie clandestine basée à Minsk, Maryna, Pavel et Denis. A l’origine, il y avait le projet d’un film sur une compagnie de théâtre indépendante présentant. Son répertoire compte deux pièces phares de Théâtre In-Yer-Face britannique né dans les années 90 avec de jeunes dramaturges présentant des textes voulus choquants et matériel conflictuel sur scène comme moyens pour impliquer le public. Ainsi deux classiques contemporains des scènes européennes 4.48 Psychose de Sarah Kane et Some explicit polaroids de Mark Ravenhill.
Mais surtout un théâtre de fiction documentaire basé sur les vécus et expériences des membres de la troupe. Et des fait politiques, comme l’assassinat d’un opposant au régime lors d’une scène transposée au plateau. Au final, il s’agit d’un portrait flottant et impressionniste d’une génération pour laquelle l’art semble être la seule manière de se battre contre l’injustice.
Silence
Le film piste le silence. Il n’est pas que du vent mais souffle entre les mots. L’un des acteurs reste ainsi mutique face au directeur de la Compagnie lui enjoignant encore et toujours de partir de lui et de son vécu. pour faire récit théâtral. A l’heure où la toile de fond de l’autocensure et de l’arrestation se dessine, apparaît aussi un problème de légitimité dans la prise de parole en scène. Le silence est alors cette respiration qui rythme une conversation et rend possible la circulation du sens, l’échange des regards. Le partage du malaise et de l’anxiété aussi chez Maryana responsable de son jeune enfant.
Attentif aux silences et non-dits, Courage d’Aliaksei Paluyan déjà présenté à la dernière Berlinale en 2020, semble parfois manquer de recul critique. Les propos rassemblés en août dernier se résument souvent à l’incertitude et au dilemme exil ou prison-vie sous contraintes. La Russie poutinienne et principal soutien du régime, n’est jamais citée. En effet, les manifestants s’opposaient au régime. Ceci sans remettre en cause les liens du pays avec le voisin russe. Ce dernier bénéficierait d’une image positive auprès de la population biélorusse. Le film atteste que les femmes sont omniprésentes dans les manifestations, réclamant la libération des fils et époux. La contestation fut surtout imposante à Minsk, la capitale du pays, où vivent deux millions de personnes.
Héroïsme
Le documentaire offre des images de grandes manifestations de l’été dernier Place de la Victoire ou face au Palais présidentiel et de la répression. Celle-ci est moins documentée dans sa violence que sur les réseaux sociaux et dans les médias à l’époque. Mais plus proche du vécu.
Ainsi une longue attente populaire devant Okrestina, «la prison la plus connue pour la torture des manifestants, située directement dans la ville de Minsk. Il y avait des centaines de parents, de familles et d’amis qui attendaient là depuis des jours dans l’espoir que leurs proches soient en vie et peut-être même libérés. C’était absolument silencieux», se rappelle le cinéaste.
Dépourvu de voix off, commentaires ou légendes, Courage souhaite rester au plus près de l’expérience et des émotions de ses protagonistes. Sans les héroïser. Humble et traversé de doutes, ces artistes protestent avec ou sans leur théâtre. Et se demandant quels sens et possibles restent à faire du théâtre à l’heure de ce qui est perçu comme une Révolution.
L’une des premières séquences dévoile la Place de la Victoire dans la capitale. Elle est dédiée aux héros de la Grande Guerre Patriotique. Son obélisque haut de 38 mètres commémorent la libération de l’Union Soviétique de l’occupation nazie Deux corps de bâtiment aux lignes incurvées portent en leur sommet une inscription en lettres capitales proclamant «Les actes héroïques du peuple sont immortels». Significativement, l’opus se scelle presque sur La veuve d’un opposant exécuté il y a plus de deux décennies qui s’adresse par Skype au public du théâtre, leur donnant le statut de héros.
Théâtre documentaire
Par son montage, le film effleure ce thème de l’héroïsation justifiant bien des sacrifices. Mais il s’abstient de critiquer. A l’image du Théâtre Libre biélorusse, dont on n’apprend dans Courage que peu de choses. Or il est dirigé depuis une décennie notamment par un journaliste, consultant en marketing politique et des organisations non commerciales, reconverti en dramaturge, Nikolaï Khalézine. Cet homme n’a jamais eu de formation théâtrale. Il tient davantage de l’animateur et du manager que du metteur en scène et dramaturge.
Ainsi que le souligne un article parfois très critique sur certaines dimensions de cet ensemble théâtral fut parrainé par le dramaturge britannique Tom Stoppard et l’ex-président de la République tchèque Vaclav Havel paru sur Wikipedia. Selon l’encylopédie en ligne, «le travail de la troupe se réclame d’un théâtre documentaire, social et politique, en prétendant mettre en œuvre une forme radicale, ou frontale, de la sincérité. En se basant sur les épisodes tragiques de leur propre vie, les acteurs du ‘Théâtre libre biélorusse’ écrivent souvent eux-mêmes les textes qu’ils jouent, avec le but déclaré d’explorer leurs blessures personnelles, et afin de toucher celles du spectateur…».
En témoigne un extrait d’une pièce en représentation, où l’actrice Maryna subit une tentative de lui faire signer des aveux par un fonctionnaire. Qui ne demande in fine qu’un simple « autographe » pour mettre fin aux pressions administratives et policières.
Exils
Sur liste noire (interdiction de jeu ailleurs que dans leur théâtre), les acteurs.trices poursuivent à l’écran les répétitions d’une pièce d’influence brechtienne et dystopique Zone de silence. Elle affirme que 72% des Biélorusses ont des difficultés à définir la notion de démocratie. Le film ouvre à un suivi fragmentaire et choral des événements et vécus. Mais aussi de l’histoire d’autres manifestations anti-régime dans l’histoire du pays et de faits répressifs depuis plusieurs décennies.
Parfois à la manière de la journaliste et écrivaine biélorusse Svetlana Aleksvietch (La Supplication, La Fin de l’Homme rouge), Prix Nobel de littérature 2015 ayant dû partir du pays comme nombre de membres du «directoire» de l’opposition,dont sa cheffe de file Svetlana Tikhanovskaïa, réfugiée en Lituanie, se mêlent histoire et émotions ainsi que réflexions sur le rôle du théâtre. Depuis la présentation de son documentaire à la Berlinale, le cinéaste s’estimant menacé s’est installé en Allemagne. Deux acteurs interviewés ont dû s’exiler après une nouvelle arrestation en février dernier. L’un d’entre eux se demande dans le film si, relativement à une histoire évoluant rapidement, son témoignage n’est pas déjà dépassé.
Huit mois plus tard, le régime est parvenu à étouffer la contestation qui s’est enlisée, multipliant arrestations et intimidations dans les rangs de l’opposition et des manifestant.e.s, appréhendant et expulsant journalistes et avocats. Malgré les sanctions européennes et américaines visant Loukachenko et de hauts responsables de son gouvernement, le président biélorusse appuyé par Moscou n’a donné aucun signe d’ouverture au mouvement de contestation, renforçant au contraire la répression.
Bertrand Tappolet
Courage est proposé parmi une sélection de 142 films dans le cadre du Festival nyonnais Visions du réel. Il vit sa deuxième édition en ligne. Mais cette année les écrans du Capitole, de la Grande Salle et de l’Usine à gaz voient, dès le jeudi 22 avril, 57 films projetés. Jusqu’au 25 avril. Rens.: www.visionsdureel.ch