A l’orée d’un village, Bernard Noël frappe par ses cheveux arborescents comme coiffés par l’orage. Cet autodidacte de formation culturelle évoque son cher souci des arbres portés récemment disparus alentours. Leur sécheresse insondable, inexplicable. Due à une possible pollution des sols et nappes phréatiques. Reviennent alors chantourner à l’oreille ses vers à l’ombre de nos fins à venir: «… les mots déjà/ butinent dans la gorge/ grand arbre/ blanc debout/ nos feuilles sont dedans/ et la mort nous lèche/ est la seule bouche du savoir» (Grand arbre blanc). A l’ère pandémique, létale et confinée face à la survie, comment ne pas se remémorer cette oeuvre de l’effacement, son inlassable quête du «Je», du Temps visant à s’égarer dans et par l’écriture?
Ecriture et oubli
Pour ce natif de Sainte-Geneviève-sur-Argence (Aveyron) élevé par ses grands-parents, la parole s’accorde avec l’identité désorientée d’un narrateur. Elle la remet en question. «Qui suis-je quand je parle? qui suis-je quand j’écoute?» (Une Messe blanche, 1970). Parler de lui. Dire qu’il monte à la capitale en 1949, empaumer des études de journalisme et de sociologie. Relever qu’il vit ensuite de traductions avant que d’ être aussi correcteur, lecteur et secrétaire dans une modeste maison d’éditions. Puis employé au sein de la bibliothèque historique de la Ville de Paris. Noël publiera ensuite romans et poèmes salués par l’avant-garde littéraire, plus d’une cinquantaine de titres. Dont des écrits sur l’art (Magritte, 1977). Restant à l’écart des écoles littéraires, il fut une figure tutélaire pour des générations d’auteurs nés après lui.
Les événements qui le marquèrent de leur sceau indélébile sont ceux de sa génération: la bombe atomique d’Hiroshima, les récits et témoignages sur les camps Nuit et Brouillard, la découverte des crimes de Staline, Guerres au Viêtnam, en Corée et Algérie. En écho possible à ces cicatrices mêlant intime et histoire et à l’écriture vécue comme la seule manière d’oublier un sens qui se refuse, l’unique outil pour vivre, l’homme creuse un sillon déroutant, inédit autour de l’oubli. Pour Le Livre de de l’oubli (1979), il réunit des fragments, questionnements, esquisses de dialogues, poèmes, maximes, notes de lectures qui portent le mouvement de l’oubli. Un oubli exigeant logiquement bien plus que paradoxalement, l’écriture.
«On ne crée pas avec la mémoire, mais avec l’oubli», rappelle cet écrivain archéologue. A la fois voix royale et chemin escarpé, cet ouvrage met en mouvement une pensée pour ferrailler avec le vide et la nudité, l’impersonnel dans le personnel, le savoir non su que l’histoire de l’humanité a déposé en nous. «La mémoire n’offre que du déjà vécu, déjà su: l’oubli révèle de l’inconnu au fond de lui dissimulé. L’exercice de l’écriture, pour peu qu’il soit débarrassé d’intentions, fait surgir et s’exprimer des éclats de l’immense dépôt commun que notre langue recueille depuis toujours. Aucune parole n’est perdue mais toutes sont oubliées en attendant que nous reviennent par l’écriture des parties impersonnelles de ce que nous savons sans le savoir.»
Corps et silences
1958. Il publie Extraits du corps, un recueil poétique décomposant littéralement le corps. Avant de se réfugier dans près d’une décade de silence, pour faire à nouveau écritures. A ses yeux, le silence n’est qu’un état de la parole. Il l’ouvre et la referme, elle en vient et s’y accomplit. Loin d’être apaisement, le mutisme se révèle douleur, impossibilité à dire. Voici une brassée d’une dizaine de poèmes. Ils se font sismographes, cartographes d’un corps démembré, mis à nu.
Comme dans une leçon d’anatomie poétique tirant les chairs du clair-obscur, redoublant leurs tourments et drames. Poèmes violents et violentés d’un écrivain de vingt-huit ans face à ce que l’on nommait alors les «événements» d’Algérie, la guerre de Corée ou les tortures en Indochine dans leur violence systémique. Fidèles à une vision cyclique, certaines expressions retournent à la Bible. En témoigne «Je suis la terre et l’affaissement de la terre» retrouvant le rythme et la grammaire de« Je suis poussière et redeviendrait poussière».
S’en aller et revenir coexistent
Après des poèmes à faible diffusion, il a connu une relative notoriété grâce au scandale d’un roman érotique qui lui vaut des poursuites pour outrage aux bonnes moeurs, Le Château de Cène (1969), en grande partie pour son chapitre où le narrateur fait l’amour avec des chiens sur un rivage désert. Et ce constat: «L’ordre moral est moins obtus qu’on serait tenté de le croire. L’ordre moral, c’est l’ordre de l’esprit. Il peut fort bien se servir de ce qui, apparemment, le conteste: l’érotisme, par exemple.» Noël expliquait s’être ici libéré du traumatisme de sa génération, la guerre d’Algérie. Condamné en 1973, il bénéficie d’une amnistie après l’arrivée au pouvoir de Valéry Giscard d’Estaing. Ce qui est magnifique, dans L’Outrage aux Mots (1975), c’est la simplicité dans la nécessité de dire ce qui n’appartient pas au domaine du dicible. Et simultanément, l’appréhension de voir son discours instrumentalisé par le pouvoir combattu.
En 1988, sa première pièce de théâtre, La Reconstitution aborde une bavure policière dévoilant un CRS abattant un jeune homme à Paris en 1986. Parlant du corps, l’écriture y installe un regard exploratoire, au scalpel et métaphorique. Ce regard capte la nudité d’un être-là, étant par excellence le «signe du corps» (Treize cases du Je, 1975). Proche de certains surréalistes, Bernard Noël s’acharne à attester en écrivant l’impuissance de l’écriture. Et que toute vérité de la connaissance demeure en suspension entre les lignes, dans ce qui est inaccessible (Le Syndrome de Gramsci, 1994).
L’écriture demeure toutefois une expérience insurpassable, indispensable: «… n’avoir plus faim n’abolit pas la faim,/ et les nommer ne scelle pas les choses.» (La Face de silence, 2002). Dire, écrire chez lui, ce n’est pas traduire un savoir, c’est tendre à atteindre, sans le pouvoir, vivre et mettre en morceaux le corps sans pouvoir le connaître par les mots, tant les images sont le non-dit du texte. Son oeuvre peut être nommée, en ce sens, un corps de paroles s’inspirant de Mallarmé, Blanchot et Bataille. Mais elle est unique par cette blancheur symbolisant l’écriture, stable et mouvante. Entre apparition et disparition. Images d’une survie et d’une mort indissolublement liées, «où fin et commencement coexistent» (Le Lieu des signes, 1971). Notre éternel présent assurément.
Bernard Noël a publié 25 livres aux Editions P.O.L.