«La raison ne connaît pas les intérêts du coeur.»
De 1720 à 1722, une terrible épidémie de peste se propage en Provence à partir de Marseille. Pendant cette crise, Joseph de Vauvenargues est maire d’Aix-en-Provence et c’est avec une énergie et une abnégation toutes particulières qu’il s’acquitta de ses devoirs. Encore enfant, et réfugié avec sa famille au château familial, son fils aîné Luc, né en 1715, vécut cet épisode douloureux et put observer avec admiration les qualités morales dont son père faisait preuve. Il allait passer sa courte vie en exerçant avec conscience les responsabilités décevantes d’un officier subalterne de l’armée royale, tout en subissant fréquemment les atteintes de la maladie et de l’indifférence. Peu avant sa mort prématurée en 1747, il commença à publier l’Introduction à la connaissance de l’esprit humain (1), une oeuvre remarquable, qui reçut les louanges de Voltaire. A mes yeux, Vauvenargues est depuis longtemps un auteur remarquable, mais aussi un homme exemplaire. Dans un moment critique comme celui que nous traversons, à travers des textes touchant l’essentiel, il peut nous aider à rester à hauteur de notre humaine dignité, un devoir auquel nul ne saurait se dérober. Il faut donc le lire, le relire et le relire encore!
Face aux difficultés et aux peurs de l’existence, Vauvenargues en appelle à l’élévation du coeur, qui inspire les sentiments et a plus de pouvoir que la réflexion. C’est ainsi que le courage est recommandé: «Le courage a plus de ressources contre les disgrâces que la raison». Il faut que «la grandeur d’âme… porte les hommes au grand», alors que «la servitude abaisse les hommes jusqu’à s’en faire aimer», et que «la raison et la liberté sont incompatibles avec la faiblesse». Il affirme aussi de manière encourageante que «le sentiment de nos forces les augmente». Il relève le rôle moteur des sentiments dans notre vie: «Les grandes pensées viennent du coeur». Aujourd’hui on débat souvent sur nos motivations, on s’étonne de la persistance, malgré l’éducation, d’erreurs et de préjugés. On constate avec peine que souvent on ne change pas d’avis même confronté à une collection d’arguments rationnels. Si on lit Vauvenargues, on comprend mieux les faiblesses de la raison: «Nous devons peut-être aux passions les plus grands avantages de l’esprit». Ceci parce que «le bon instinct n’a pas besoin de la raison, il la donne». Il y a d’ailleurs un optimisme foncier chez Vauvenargues, axé sur la vie et sur l’action: «Le désespoir est la plus grande de nos erreurs» – «La pensée de la mort nous trompe; car elle nous fait oublier de vivre».
S’il existe des âmes basses et d’autres élevées, Vauvenargues ne cesse d’en appeler aux nobles qualités, dont la générosité. A un jeune homme, il écrit: «Si vous avez quelque passion qui élève vos sentiments, qui vous rende plus généreux, plus compatissant, plus humain, qu’elle vous soit chère». La générosité peut exprimer de belle manière l’amour de soi, qui n’est pas l’égoïsme, et qui veut pour soi la réalisation la plus haute: s’aimer vraiment soi-même, en visant son plus bel épanouissement, peut très bien passer par l’oubli de soi. La plus haute réalisation ne demande pas le succès, et l’un de ses personnages affirme: «le combat me plaisait sans la victoire».
Par ailleurs, la générosité appelle chez Vauvenargues toutes sortes d’attitudes où l’autre est respecté au lieu d’être abaissé, car «nul homme n’est faible par choix» et «l’adversité fait beaucoup de coupables et d’imprudents». Ainsi il ne faut pas vouloir le bien d’autrui contre son gré: «Il faut permettre aux hommes de faire de grandes fautes contre eux-mêmes, pour éviter un plus grand mal: la servitude». La générosité implique aussi la patience qui tolère au lieu d’imposer: «Nous n’avons pas le droit de rendre misérables ceux que nous ne pouvons rendre bons». Il s’agit aussi d’être sensible au malheur des autres, comprenant au lieu d’accuser, car si «nous querellons les malheureux», c’est «pour nous dispenser de les plaindre». La générosité n’accuse et ne tyrannise personne, elle «souffre des maux d’autrui comme si elle en était responsable». Elle ne prétend pas non plus connaître mieux qu’eux-mêmes le bien des autres: «Le prétexte ordinaire de ceux qui font le malheur des autres est qu’ils veulent leur bien». C’est elle aussi qui prépare à la véritable amitié qui ne veut pas d’autrui plus qu’il ne peut donner; d’autrui elle comprend non seulement ses malheurs, mais aussi ses faiblesses. Si l’homme peut aimer la servitude, il possède pourtant en lui «des semences de bonté et de justice», sur lesquelles on peut tabler. Face aux autres, c’est la bienveillance qui doit l’emporter: «On ne peut être juste si on n’est humain» – «La clémence vaut mieux que la justice».
On pourrait souhaiter un Vauvenargues politiquement engagé, par générosité, aux côtés du progrès. On ne peut pourtant l’annexer au parti révolutionnaire. En marquis assumant son statut, il est conservateur et loyalement attaché à la caste aristocratique. Il défend l’inégalité: «Il est faux que l’égalité soit une loi de la nature. La nature n’a rien fait d’égal». Les perspectives du changement sont par lui regardées avec scepticisme: «Avant d’attaquer un abus, il faut voir si on peut ruiner ses fondements». Ce qui ne l’empêche pas de dessiner la perspective d’un meilleur gouvernement: «La meilleure manière d’élever les princes serait, je crois, de leur faire connaître familièrement un grand nombre d’hommes de tout caractère et de tout état; leur malheur ordinaire est de ne point connaître leur peuple…». Sa générosité l’amène aussi à reconnaître les difficultés des défavorisés: «Il n’est pas vrai que les hommes soient meilleurs dans la pauvreté que dans les richesses». Héritier d’un monde en déclin, il ne peut épouser la cause des précurseurs de la Révolution, bourgeois dont l’idéal de développement technique et d’enrichissement ne le satisfait guère. Il est difficile d’imaginer ses réactions dans un autre contexte, comme celui des misères nées de la première industrialisation, mais son humanité en aurait sans doute déploré les abus (aurait-il pu devenir socialiste?).
Incontestablement, même s’il est hors du temps, Vauvenargues nous concerne aujourd’hui. Il appelle encore à se construire plus grand et meilleur. Cette attitude repose sur une conception exigeante du métier d’homme, sur le courage, le sens de la dignité, le désintéressement et la bienveillance. Elle appelle à s’écarter de la mesquinerie des assoiffés d’argent et de succès immédiats. C’est une position d’aristocrate, mais celle de l’aristocratie du coeur, que partage un grand nombre d’hommes simples et de travailleurs, pour qui la dignité et la générosité sont les valeurs clés, celles que la bourgeoisie méprise tant. L’aristocratie du coeur nous dit aussi que si dans la mesure du possible on doit éviter la maladie, il ne faut pas que par une trop grande peur de perdre la vie, on en vienne à oublier l’active intensité qui lui donne son sens et sa valeur.
1 https://fr.wikisource.org/wiki/OEuvres_de_Vauvenargues