Le film multiprimé dû à la cinéaste d’origine chinoise Chloe Zhao est tiré de l’enquête éponyme, Nomadland, de la journaliste américaine Jessica Bruder. Elle propose une vision inquiétante des Etats- Unis dans le sillage de la crise des subprimes en 2008 aux conséquences sociales, économiques et politiques à long terme. Une catastrophe qui ruiné de nombreuses personnes à la retraite notamment. C’est le road-trip bricolé de seniors «travailleurs campeurs» sillonnant aux volants de camionnettes aménagées l’Amérique des jobs précaires. Ceux fournis par Amazon à 11 dollars de l’heure, son créateur Jeff Bezos ayant été désigné comme la plus grosse fortune mondiale en 2017. «Ces personnes ont exercé toutes les professions, des plus prestigieuses aux plus modestes, avant de se retrouver dans une errance à cause de la crise des retraites et la flambée du marché immobilier», précise la journaliste sur cette communauté courageuse ne rechignant pas au labeur le plus pénible (Le Temps, 15.02.2019).
Aubes et crépuscules
S’inspirant de la peinture de paysage américaine et de l’esthétique vibratile de l’heure bleue chère au cinéma de Terrence Malick voire de la photo d’immersion documentaire d’une Laura Henno (série Outremonde) abordant ces familles vagabondes qui, en déshérence, vivent en marge du système ultralibéral, la réalisatrice dresse le portrait inspiré de collectivités étrangement solidaires dans la détresse et l’adversité. Fern et Bo vivaient dans un pavillon d’usine à Empire, Nevada. L’usine ferme, Bo trépasse, la ville devient fantomatique. Après avoir tout perdu ou presque, la sexagénaire Fern se lance dans un périple à travers l’Ouest américain, survivant comme une nomade. Avant ce long-métrage, Chloe Zhao avait pris le pouls d’une adolescence chamboulée par la disparition d’un père dans Songs My Brother Taugt Me et réalisé The Rider, où une vie meurtrie déjà s’essaye à se reconstruire.
Houseless mais pas hopeless
Endolorie par un job consistant à scanner des articles et les transporter au fil de parcours cumulant 11 kilomètres par jour, Fern est incarnée par l’actrice Frances McDormand remarquable de fragile détermination et résistance. La travailleuse est licenciée par un géant de la vente en ligne dans le Nevada. Ni une ni deux, elle prend ses cliques et ses claques pour démarrer, à bord d’un van, une vie de bourlingueuse toujours à la limite de l’effacement. Ne voulant se résoudre à l’early retirement pour cause d’obsolescence dictée et programmée, elle explore des paysages infinis. En chemin, elle fait la rencontre d’autres marginaux qui ont choisi de vivre hors des normes sociales.
Le motif du deuil est au centre de ce Nomadland refusant tout misérabilisme. On songe au décès d’une amie d’étape de l’héroïne atteinte d’un cancer du cerveau et ayant pu retrouver son pays rêvé d’hirondelles virevoltantes. Ou le deuil irrésolu d’un «guide» bienveillant et anticapitaliste prônant le partage des fruits de la terre et des savoir-faire au cœur d’un camp éphémère de caravanes en plein désert. L’homme a perdu son fils suicidé à 33 ans. Une autre référence christique se lit dans le corps nu de Fern flottant en croix dans le lit d’un torrent. «Tant que les hommes peuvent respirer et que les yeux peuvent voir, ça fait si longtemps que ça te donne vie», soliloque Fern dans son petit habitacle baigné d’une lumière amniotique. Ex-enseignante intérimaire, passeuse de Shakespare pour les jeunes générations – Macbeth, la poésie amoureuse des Sonnets -, la protagoniste principale endeuillée refuse tant la félicité d’une vie sédentaire de couple que l’étiquette de Homeless (sans-abri). Car elle n’est ni sans toit ni espérance. Elle lui préfère Houseless désignant celle qui n’a pas de maison en dur.
Dans un cinéma américain indépendant ou non, les actrices au-delà de la cinquantaine voire avant sont persona non grata, Frances McDormand (Fargo, 3 Billboards, Les Panneaux de la vengeance) est à 63 ans un symbole de la lutte des femmes contre cette plaie sociale et économique qu’est l’âgisme. Celui-ci définit les stéréotypes et les discriminations fondés sur l’âge d’une personne ou d’un groupe.
Revoir le mythe
Dans cette révision douce-amère du mythe américain et de ses illusions, vibre par instants l’ombre du romancier et nouvelliste Russel Banks. Une écriture où les êtres restent prisonniers de leurs blessures tout en s’attachant à leur mystère. Le film s’en détache cependant résolument par cette foi à la Terrence Malick non en un hypothétique monde d’après, mais en une rencontre avec soi à travers la solitude et les autres. La soixantenaire sera toujours ouvrière pauvre travaillant en usine ou dans l’agro-alimentaire industriel.
«Dans le voyage, on découvre seulement ce dont on est porteur», écrit le philosophe français Michel Onfray. L’errance-découverte s’est souvent muée au fil du temps long en une odyssée ordalique contre des forces dissolvantes. Qu’elles soient économiques, psychiques ou relationnelles. Au cœur de nos vies empêchées, incertaines et sur le fil, ce film résonne telle une épreuve et une grâce.
Nomadland. Visible sur plateformes avant une possible sortie en salles sous réserve des conditions sanitaires.