Virginie Despentes, j’en avais entendu parler à propos de son premier livre, Baise-moi (1994). Malgré son succès, je n’avais pas eu envie de lire l’histoire de deux femmes paumées qui se lancent à travers la France dans une cavale violente, ponctuée de meurtres gratuits, beuveries et racolages.
Le week-end dernier, chez une amie, je suis tombée par hasard sur un autre Despentes: King Kong Théorie (2006) dont, je le confesse, je n’avais pas entendu parler, moi qui suis pourtant à l’affût des livres de femmes qui parlent de femmes et abordent la question de notre «infini servage», comme le chante Jean Ferrat.
Là, je suis servie! Je l’ai lu d’une traite, avec jubilation. Et tristesse. Elle commence fort: «J’écris de chez les moches, pour les moches, les frigides, les mal baisées, les imbaisables, toutes les exclues du grand marché à la bonne meuf, aussi bien que pour les hommes qui n’ont pas envie d’être protecteurs, ceux qui voudraient l’être mais ne savent pas s’y prendre, ceux qui ne sont pas ambitieux, ni compétitifs, ni bien membrés… la femme blanche heureuse qu’on nous brandit tout le temps sous le nez, à laquelle on devrait faire l’effort de ressembler, je crois bien qu’elle n’existe pas.»
Virginie Despentes est née en 1969, elle a pu mener une vie libre dès 14 ans, a quitté la maison à 17, couché avec des centaines de mecs sans tomber enceinte, mais savait où avorter. Elle a fait du stop, a été violée, a refait du stop, voulait avoir une vie d’homme.
Les femmes sont fliquées par les hommes, qui continuent à se mêler de nos affaires et indiquer ce qui est bon ou mal pour nous. Il faut minorer sa puissance, jamais valorisée chez une femme. Le look ultra sexy de beaucoup de jeunes filles serait une manière de rassurer les hommes: «Malgré ma culture, mon intelligence, mon ambition, je ne vise qu’à te plaire.» Parce que nous avons assimilé jusqu’à l’os l’idée que notre indépendance est néfaste.
La maternité est valorisée comme jamais. On fait cependant des enfants dans une société en dégringolade, où le travail salarié est une condition de survie sociale, mais n’est garanti pour personne, surtout pas pour les femmes, où le logement est précaire, l’école démissionne, les enfants sont soumis aux agressions mentales les plus vicieuses, via la pub, la télé, Internet, les marchands de sodas. Malheureusement, la révolution féministe des 70’s n’a donné lieu à aucune réorganisation concernant la garde des enfants ni la gestion de l’espace domestique. Nous ne nous sommes pas approprié l’espace public, nous n’avons pas créé les crèches nécessaires.
Les hommes se plaignent que l’émancipation féministe les dévirilise, ils regrettent un état antérieur, quand leur force prenant racine dans l’oppression féminine. Ils oublient le coût à payer: les corps des femmes n’appartiennent aux hommes qu’en contrepartie de ce que les corps des hommes appartiennent à la production, en temps de paix, à l’Etat, en temps de guerre. Il n’y a de gagnants dans cette affaire que quelques dirigeants.
Après le viol qu’elle subit, avec une copine, par trois hommes, Virginie s’interroge. Elle finit par comprendre que le viol est si fréquent qu’il fait intégralement partie des relations hommes/femmes. C’est dans notre culture, dès la Bible. La parole des femmes est toujours mise en doute. Au lieu de prononcer le mot «viol», la plupart des hommes édulcorent, disent qu’ils ont «un peu forcé», «un peu déconné», que la fille était «consentante» ou faisait «semblant de ne pas vouloir». Les femmes non plus ne prononcent pas le mot, elles disent «agressée», «embrouillée», «une galère», etc. La survie d’une femme violée parle contre elle: elle aurait dû mourir. Et il ne faut surtout pas qu’elle en parle. La vie militaire est une occasion régulière de pratiquer le viol collectif «pour la bonne cause», une «stratégie guerrière» pour affaiblir le camp adverse.
Despentes fait référence à Camille Paglia, féministe américaine controversée. Si les femmes veulent sortir et circuler librement, elles doivent accepter le risque du viol, et s’en remettre. De victime, la femme violée peut devenir une guerrière. Une entreprise politique ancestrale, implacable, apprend aux femmes à ne pas se défendre, avec une double contrainte: nous faire savoir qu’il n’y a rien de plus grave et en même temps, qu’on ne doit ni se défendre ni se venger. On s’obstine à faire comme si le viol était extraordinaire et périphérique, comme s’il constituait une situation exceptionnelle, alors qu’il est au contraire au centre de nos sexualités. Rituel sacrificiel central, il est omniprésent dans les arts, depuis l’Antiquité. Le viol synthétise un ensemble de croyances fondamentales concernant la virilité.
Le désir féminin est passé sous silence jusque dans les années 50. La première fois que des femmes se rassemblent massivement et font savoir qu’elles sont désirantes, traversées de pulsions brutales, c’est à l’occasion des premiers concerts de rock. Elles rugissent, couvrent le son de la musique. Mais on ne veut pas les entendre, on parle d’hystérie de groupies. Ce phénomène majeur est occulté, les hommes ne veulent pas en entendre parler. Le désir, c’est leur domaine, exclusivement.
L’histoire de King Kong portant la jeune femme blonde dans le creux de sa main serait la représentation du côté sauvage des femmes, qu’on piège, enferme, exhibe, puis tue quand il se libère de sa cage et détruit tout sur son passage.
La féminité est l’art de la servilité. Prendre l’habitude de se comporter en inférieure, ne pas briller en public, ne pas montrer son intelligence. Pas les grands discours, mais les petites choses, mignonnes, féminines.
Les hommes aiment parler des femmes, ça leur évite de parler d’eux. En 30 ans, aucun homme n’a produit le moindre texte novateur concernant la masculinité. A quand l’émancipation masculine? Bien sûr, c’est difficile d’être une femme: peurs, contraintes, impératifs de silence, limitations imbéciles. Mais il est également difficile d’être un homme: exigences de virilité, de force, de savoir, d’action, interdits des émotions qui, aussi, terrorisent et entravent. Le féminisme est une aventure collective, pour les femmes, les hommes et les autres. Une révolution, une vision du monde, un choix. Il ne s’agit pas d’opposer les petits avantages des femmes aux petits acquis des hommes, mais de tout foutre en l’air. «Meilleure route», écrit-elle en conclusion. On ne saurait dire mieux.