Le film « This Rain Will Never Stop » de la cinéaste ukrainienne Alina Gorlova se concentre sur un exilé syrien fuyant les exactions de son pays pour la cité natale de sa mère, Lysychansk, sur sol ukrainien. Andriy Suleyman, 20 ans, retrouve sa famille éclatée entre l’Irak, la Syrie, l’Allemagne et l’Ukraine. Pour servir la communauté, le jeune homme est devenu membre volontaire d’une Croix-Rouge célébrant alors son centenaire. Les images aux échos par instants bibliques invitent à «partir au pays de l’aurore obscure. Des tombes donc et du chaos, du clair-obscur» (Le Livre de Job).
Mouvements éternels et paradoxaux
Fragmenté en neuf chapitres, le documentaire entrelace des paysages lumineux expérimentaux et des portraits en ces parties narratives. Ainsi, on suit les voyages d’Andriy en Ukraine, fournissant une aide matérielle aux civils, en Allemagne pour les noces de son frère, en Irak pour de poignantes retrouvailles avec son oncle et de retour à la frontière syrienne, accompagnant le corps du père défunt. Mais cette trame narrative semble moins compter qu’une évocation des flux éternels architecturant les cycles de vie et de mort.
Il y a d’abord les défilés géométriques alignant les fantassins reprenant en choeur le slogan militaire typique «Gloire Gloire Gloire» de l’armée loyaliste ukrainienne. Les lignes des soldats semblent prises dans un inexorable mouvement de houle. Puis les Street Parade sanctifiant la paix et le respect arc-en-ciel. Aussi, tous ces éléments opposés – les gens, les tanks, les danseurs folkloriques, les défilés militaires et la mission humanitaire, les réfugiés et les parades de rue – «dansent ensemble, vont dans un même mouvement. Dans un seul courant de la rivière. C’est le mouvement. Et la migration en fait partie.»
Histoire d’eaux
Le motif du flux liquide est essentiel dans cette réalisation aux allures d’eau-forte. Ceci jusque dans son monochrome noir-blanc crépusculaire digne des images de paysages industriels minéralisés du Nord de la France signées par le photographe d’origine tchèque Josef Koudelka. «Le noir et blanc est littéralement hors du temps et la couleur de la mémoire est grise», précise la cinéaste. Quitte à dramatiser certains tableaux – la fête du Nouvel an Kurde sur un haut plateau – pour faire sourdre le tragique derrière le festif.
Dans l’opus, l’eau est associée à plusieurs expressions que l’objectif restitue épisodiquement de manière charbonneuse, émotive. Se succèdent des plans sur un espace lacustre désolé jouxtant un complexe industriel, de fortes pluies, une rivière tourbillonnante et huileuse. Sans taire la pudique et décadrée toilette d’un père défunt bientôt emmailloté dans son linceul à la morgue. On songe aux univers cinématiques picturaux, telluriques et texturés des réalisateurs Andrei Tarkovsky ou Peter Mettler. «L’eau est la principale métaphore du film. J’y explore la philosophie d’Héraclite. Et sa célèbre thèse faisant de la guerre la figure paternelle et royale de tout. Je l’ai donc intégrée d’une manière singulière», confie encore la réalisatrice.
Fantômes civils
«La nuit semble un poing géant qui resserre son étreinte sur la ville pétrifiée, la prenant dans un sommeil ressemblant au coma», dépeint l’écrivaine et journaliste stambouliote exilée en Allemagne, Asli Erdoğan (Le Silence même n’est plus à toi). Mais la nuit peut aussi se révéler un moment d’échappée belle pour une adolescente à la dérive éclairant sa chorégraphie dans les décombres à la lueur de son smartphone dans Ghosts.
Signée Azra Deniz Okyay et ayant décroché le Grand Prix à la dernière Mostra de Venise, cette fiction se déroule sur une unique journée. Un «effondrement» a lieu, une crise électrique nationale (black-out) attribuée officiellement à des éléments terroristes alors que des émeutes invisibles à l’écran éclatent. L’intrigue chorale suit quatre personnages d’horizons différents. Ils sont pris dans les mailles d’un trafic de drogue, de survie et d’histoire d’amour-haine dans les ghettos d’Istanbul. Il y a notamment l’ado fougueuse et jalouse Dilem (Dilayda Gunes en état de grâce) se rêvant danseuse et Iffet (remarquable Nalan Kurucim), une femme de ménage des rues poussée aux extrêmes lorsque son fils incarcéré a besoin d’argent pour payer sa sécurité.
En immersion
Le filmage les capte au plus près des visages et corps dans une pulsation quasi rohmérienne. A l’écriture qui a duré six ans et au tournage de 17 jours, «je me suis sentie hyperactive, en urgence comme Jack Kerouac de la Beat Generation. A dire simplement: Nous essayons de survivre. Nous sommes en train de disparaître. Que sommes-nous? Des fantômes?», pose la réalisatrice. De Kerouac, elle a retenu le fait de suivre le rythme, la fougue et la tension de ce qui se veut être une transcription sans fard et à chaud de la réalité.
Hanté par les rumeurs des hélicoptères de la police, voici un portrait réussi des tensions traversant une société mettant à mal des femmes de générations contrastées. «J’ai été inspirée par nombre d’entre elles aux vies empêchées, niées, oubliées, harcelées et précarisées. Mais nous n’avons pas peur de réitérer ces vérités face aux pressions sociales», relève la cinéaste.
Ainsi le film présente la refiguration d’une manifestation de soutien à Nevin Yıldırım condamnée à la prison à vie pour le meurtre d’un homme en août 2012. Ce dernier l’avait abusée, violentée, mise enceinte sans qu’elle puisse avorter. Et porté atteinte à sa dignité, son honneur et sa réputation. Cette affaire a attiré l’attention du public turc et fortement mobilisé des groupes de défense des droits des femmes.
This Rain Will Never Stop et Ghosts visibles sur fifdh.org jusqu’au 14 mars.