On entend certains dire que le terme «néolibéralisme» est vague et qu’il ne sert qu’à fustiger les nouvelles formes du capitalisme. D’autres pensent qu’il désigne seulement un retour du libéralisme à ses origines après la période keynésienne, où il se teinta de social-démocratie. Dans un ouvrage rigoureux, La nouvelle raison du monde (1), Pierre Dardot et Christian Laval démontrent longuement le caractère tout à fait original du néolibéralisme, qui rompt aussi bien avec le libéralisme ancien qu’avec celui de Keynes. S’il garde du premier l’exaltation du marché libre (en insistant sur la concurrence), il conserve du second la justification d’une intervention étatique. En effet, du moment que le marché concurrentiel n’a rien de naturel, qui d’autre que l’Etat pourrait imposer les cadres permettant son fonctionnement? Cette position peut d’abord étonner lorsqu’on constate depuis 30 ans un retrait planifié de l’Etat d’activités dont il s’était auparavant chargé. Cependant, à y regarder de plus près, et la politique de l’UE est à cet égard éloquente, si les pouvoirs publics ont renoncé à nombre de tâches en faveur de l’intérêt général, ils ont été infatigables dans la mise en place d’une législation considérable, assortie d’institutions destinées à l’appliquer, pour imposer le règne des entreprises privées dans un contexte de concurrence généralisée.
Ainsi Dardot et Laval exposent l’essentiel du néolibéralisme, indiquant qu’il n’a pas la naïveté des premiers libéraux croyant au caractère naturel du marché et de la liberté économique. En réalité, le néolibéralisme, quels que soient les arguments qu’il emprunte encore souvent au vieux libéralisme, a bien compris ce qu’il en est du fonctionnement des sociétés. Aucune société ne s’organise conformément à une nature humaine, en développant sans obstacle des désirs et des sentiments constitutifs de tous les êtres humains. Les sociétés mettent en place des dispositifs en vue d’atteindre certains objectifs, et, dans les sociétés complexes, ces objectifs reviennent le plus souvent à garantir les intérêts des classes dominantes. Ainsi, loin de réadopter, après Keynes, le laissez-faire censé incarner les aspirations naturelles des hommes, le néolibéralisme s’est attelé dès la deuxième partie du XXe siècle à une vaste entreprise de transformation autoritaire de la société pour assurer l’installation d’un nouveau capitalisme, souverainement efficace dans le contexte actuel pour assurer les intérêts des classes dominantes. Parmi les mesures décidées, il faut bien sûr citer l’instauration de la concurrence généralisée et la priorité accordée aux entreprises privées ainsi que leur mise en avant comme modèles de toute activité efficace, y compris celle de l’Etat.
Mais Dardot et Laval présentent aussi avec beaucoup d’acuité «l’habileté diabolique » déployée par le néolibéralisme pour agir non seulement sur les structures de la société, mais aussi sur les mentalités (sur l’«âme», selon le mot de M. Thatcher). Bien conscients que le capitalisme n’a rien de naturel et que les hommes «ne se seraient pas volontairement ou spontanément “convertis” à la société industrielle et marchande par la seule propagande du libre-échange ni même par les seuls attraits de l’enrichissement privé», les néolibéraux ont résolu d’accoucher d’un «homme nouveau», complètement intégré à la société capitaliste et réglant leurs comptes à tous les «hommes nouveaux» souhaités par les utopistes et socialistes. Les auteurs décrivent cet «homme nouveau». C’est d’abord un compétiteur combatif qui doit toujours réussir. Ensuite c’est un travailleur entièrement voué à servir son entreprise, étant conditionné à «travaille(r) pour l’entreprise comme si c’était pour lui-même». Il lui est aussi demandé de se considérer lui-même comme une entreprise, «qui doit maximiser ses résultats en s’exposant à des risques», face auxquels il est seul responsable. Cette entreprise qu’il doit devenir ne se limite pas au travail, mais s’étend à tous les aspects de l’existence, mariage, amitié, éducation des enfants, loisirs, toutes activités qu’il lui faut gérer avec le même souci de la réussite maximale. On lui demande apparemment un accomplissement personnel, et à cela il n’y aurait rien à redire; seulement on doit réaliser qu’à travers le développement personnel, c’est toujours le succès professionnel qui est visé: «Certes on travaille sur soi pour se rendre plus performant, mais on travaille à se rendre plus performant pour rendre plus performante l’entreprise, qui constitue l’entité de référence». Les relations entretenues avec les collègues n’ont rien d’amical ni de solidaire: les autres sont des concurrents sur lesquels il faut l’emporter. L’homme néolibéral se voit d’ailleurs éduquer par des techniques (coaching, PNL) et sur le lieu de travail, il est l’objet d’évaluations permanentes qui mesurent sa capacité à être toujours à la hauteur des attentes du management. Il est invité à se former sans cesse lui-même, mais pour des objectifs illimités et dénués de repères: il doit faire toujours plus, toujours autrement, en étant sans cesse déstabilisé par la nécessité de performances nouvelles dans un monde où production et consommation sont continuellement réinventées: «Le “monde sans limite”… est l’effet d’un régime institutionnel particulier qui regarde toute limite comme étant potentiellement déjà dépassée».
L’homme néolibéral est appelé à s’améliorer comme il pratique souvent intensément toutes sortes de sports pour faire aujourd’hui toujours mieux que la veille, sans jamais se reposer, comme si ne pas battre son record était catastrophique. Une telle vie surveillée avec obligation de résultats, avec la perpétuelle menace de l’échec, est épuisante. C’est pourquoi l’homme néolibéral est sujet à diverses pathologies: souffrance au travail, dépression, perte du sens de l’identité. Les «éducateurs» néolibéraux usent d’un langage évoquant les sages anciens qui parlaient d’un «dépassement de soi». Mais similitude des mots n’est pas similitude des choses: alors qu’autrefois il était question de s’ouvrir à une réalité parfaite au-delà des limites individuelles, sous le néolibéralisme, il s’agit caricaturalement d’aller toujours de l’avant pour gonfler un peu plus un individu qui ne se surpasse qu’en copiant la soif de gains des entepreneurs! Pauvre «homme nouveau» condamné à n’avoir d’autre fin que de devenir toujours plus utilisable (et jetable) par ses patrons!
Ainsi le beau livre de Dardot et Laval permet de constater que le néolibéralisme a compris la nécessité de transformer les hommes pour leur imposer le capitalisme. Ce qui est ici consolant, c’est de voir que même la fine fleur des libéraux n’adhère plus à l’idée d’un capitalisme qui serait la simple réponse à une attitude naturelle favorable au marché. Ce qui est ainsi reconnu, c’est le fait qu’il n’y a que des sociétés «fabriquées». Un autre aspect consolant est que s’ils reconnaissent fabriquer le système qui sert les intérêts des dominants, les néolibéraux doivent admettre qu’il reste également une place pour fabriquer des systèmes favorables aux intérêts des dominés. Il reviendra bien sans doute un temps (où la cupidité ne sera plus vertu) pour les remettre à l’ordre du jour!
1 La nouvelle raison du monde. Essai sur la société néolibérale, Paris, La Découverte, 2010