Depuis plus de quatre mois, les théâtres sont scellés par les mesures sanitaires. La Compagnie Confiture créée toutefois l’adaptation théâtrale du roman culte de Stephen King. Pour une diffusion live et en ligne au fil d’un «streaming low cost». Mais qui rend bien l’atmosphère ambiguë et indécise de l’œuvre, «Misery». A 73 ans, l’écrivain natif de Portland est l’auteur américain le plus lu et transfiguré au grand écran – Shining, Carrie, La Ligne verte, Ça, The Stand… Nous avons découvert la pièce en salle puis au fil d’une retransmission live vidéo.
Ecrire ou périr confiné
Le pitch de Misery? Paul Sheldon est un écrivain à succès. Son œuvre gravite autour de l’héroïne d’une saga feuilletonesque romantique, Misery Chastain. Il est sauvé par l’ex-infirmière Annie Wilkes lors d’un accident routier en plein blizzard. Mais cette étrange admiratrice de l’héroïne Misery se révélera une psychotique au passé chargé d’euthanasies actives en milieu hospitalier. L’auteur se donc voit littéralement confiné dans une chambre à la fenêtre barrée de planches. Handicapé et souffrant, son salut sera de répondre aux demandes de sa sauveuse puis tortionnaire.
Soit d’écrire le retour de Misery qu’il a tuée dans le neuvième volume de ses aventures. Il est clairement question ici d’affrontement de classes. Entre une aficionado borderline d’origine modeste sans éducation et un auteur à succès riche, blasé et menacé par une jusqu’au-boutiste romantique rêvant de l’emporter dans la mort.
Les références autobiographiques abondent. D’abord au romancier populaire que Stephen King est. «Nous autres prolos, nous nous soucions de la langue que nous employons même à notre humble échelle», souligne l’auteur de Shining (Ecriture. Mémoires d’un métier). Ces propos, Annie Wilkes aurait pu les tenir. Il y a aussi l’association dépression et période pluvieuse chez la ravisseuse comme dans la vie de King. Ou l’accident de voiture de Paul Sheldon qui a réellement failli coûté la vie à l’écrivain horrifique – mais pas que – étasunien.
Rythme soutenu
La pièce a connu une adaptation filmée signée Rob Rainer (1990). Avec à la clé l’Oscar et de la meilleure actrice pour Kathy Bates dans le rôle d’Annie Wilkes. Or la version théâtrale du roman commandée à William Goldman (coauteur avec King du scénario) par Bruce Willis pour ses débuts à Broadway en 2014 s’avère encore plus subtile et paradoxale que sa transposition cinéma.
Ainsi elle concentre en 26 brefs tableaux et plusieurs noirs plateau toute l’intrigue autour du huis clos. Les digressions marquées par l’enquête bâclée du shérif – le valaisan Philippe Mathey en cow-boy désabusé parfait de burlesque dégingandé – sur la disparition de Sheldon sont ici intégrées dans une atmosphère crépusculaire quasi fantastique. Annie Wilkes y trône en habit de de croque-mitaine plein de morgue portant nonchalamment hache et ciré vert. Mais elle paraît aussi une simple fermière.
La bande son est saisissante. Elle mêle western électro décalé, minimalisme sériel et atmosphérique lyrique. Elle passe des images du pianiste et chanteur Liberace (1919-1987) en concert et vénéré par la psychopathe. Cette mégastar du music-hall, incarnation du kitsch américain, permet de prolonger le lien entre un personnage et son spectateur omniprésent dans Misery.
Une «Méchante» réussie
L’autoproclamée «fan n°1» de l’écrivain n’est pas qu’une psychopathe dans la lignée d’Anthony Perkins pour Psychose de Hitchcock. C’est un personnage complexe que Rebecca Bonvin a décidé d’incarner dans ses contradictions et palpitations de l’instant. Elle se révèle aussi déroutante et désespérée que la solitaire Reine Rouge campée par Helena Bonham Carter dans L’Alice au pays des merveilles dû à Tim Burton. En quête de véracité et de cohérence narrative, la ravisseuse imposera à l’homme de plume un subterfuge que celui-ci reconnaître comme génial. Pour ramener à la vie l’infortunée Misery morte en couches.
La comédienne module bien l’insatiable curiosité, le ravissement et l’extase venus de l’enfance de son personnage de brouillonne démiurge et manipulatrice. Si elle impose à l’écrivain l’autodafé du manuscrit de propre roman autobiographique inédit (Fast Cars) jugé vulgaire , lui casse les chevilles car il ne s’est pas tenu au pacte unilatéral de confiance, elle le respecte et l’admire. Se sachant incapable d’écrire autrement que par procuration.
Martyr en état second
Dévoilé endolori et plaintif (couché les deux tiers de la pièce), Paul Sheldon a les traits de Gaspar Boesch. Le comédien a l’intelligence de ne pas reconduire le côté sex symbol martyrisé de James Caan chez Rob Reiner. Ou la souffrance taciturne de celui qui encaisse et se sublime dans l’épreuve à la Bruce Willis (la franchise Die Hard). Son physique est celui d’un écrivain aux traits alourdis, traversé d’une somnolence due aux neuroleptiques. Une camisole chimique traduite par de courtes séquences psychédéliques en projection vidéo.
Le comédien affiche les cheveux gras des protagonistes de Vol au-dessus d’un nid de coucou signé Miloš Forman, vision sans concessions et pathétique de l’institution psychiatrique que Lambert Bastard rêve de porter à la scène. Autour de la folie, le personnage de McMurphy (Jack Nicholson) n’y est-il pas un metteur en scène, un drogué de l’attention comme Annie Wilkes?
Bertrand Tappolet
Misery. Jusqu’au 28 février. En streaming payant filmage direct du Théâtre de l’Espérance. Rens.: info@theatre-confiture.ch et www.theatre-confiture.ch