L’intrigante production Temple du présent – Solo pour octopus est à visionner sur le site du Théâtre de Vidy. Le metteur en scène suisse de théâtre documentaire Stefan Kaegi du Rimini Protokoll (La Vallée de l’étrange, Boîte noire) en collaboration avec ShanjuLab, une compagnie artistique helvétique spécialisée dans le dialogue inter-espèces présentent un théâtre en aquarium hors normes. Entre des parois translucides, évolue une pieuvre aujourd’hui menacée d’extinction dans son milieu naturel. La poulpette possède 8 bras, 9 cerveaux, 3 coeurs et de ventouses par milliers. Elle se révèle multitâche, pouvant changer de couleur. De l’étude approfondie de cette espèce aux capacités cognitives exceptionnelles pourrait découler de pertinentes leçons d’adaptation à ses biotopes d’une humanité en perdition .
Interactions et mystères
«Comment aborder le silence des bêtes, ces messagers porteurs de promesses?», ainsi s’interroge l’écrivain marxiste John Berger. L’animal interagit ici avec une performeuse dans un rapport de curiosité ludique et de découverte mutuelle. Cette pièce joueuse interroge les regards croisés entre non-humain et humain. L’échange prend la forme d’un sidérant ballet unissant céphalopode et humain. Comme dans une toile abstraite, la silhouette de l’animal piste un point lumineux projeté, La performeuse l’approche par la main, le toucher ou le souffle. En voix off, des scientifiques s’interrogent sur les mouvements graciles et tactiles de l’octopus. Ou la manière d’appréhender une entité aussi énigmatique que déroutante. Tous ces éléments peuvent naturellement varier en fonction de la réactivité de l’animal.
Pieuvre, mots d’emploi
L’opus est produit dans le cadre de la série théâtrale abordant l’effondrement et le monde d’après, Vous êtes ici chapeautée par le collectif La République éphémère. Un feuilleton théâtral suspendu pour cause pandémique. Les deux artistes «soigneuses» de ShanjuLab vaudois, Judith Zagury et Nathalie Küttel se relaient pour étudier les paramètres de ce milieu, nourrir les animaux, partager du temps et apprendre à se connaître.
Moins renommée que Paul, le poulpe oracle de la planète foot au Mondial 2010, la pieuvre Sète est la vedette de cette troublante création en aquarium scénique. Ses vitres et projections font écho à nos écrans Skype et Zoom sous confinement. S’y déploie un fragment de la Seconde Élégie de Duino de Rilke posant un univers hanté par anges et la mort. L’écrivain autrichien a la certitude lumineuse qu’il peut être accordé à l’homme «un peu d’humain, pur, étroit, retenu», suffisant pour qu’il y trouve un être fécond et gorgé de sens. «Cet auteur m’a frappé dans sa manière de ressentir les choses ou les anges, la nature. Ceci sans précisément les percevoir pour un auteur éminemment solitaire. Il produit du texte plutôt qu’une relation. Ce moment de lecture fera peut-être ressentir quelque chose de l’intensité que la performeuse Nathalie Küttel connecte à cet écrit», confie Stefan Kaegi. Il existe aussi dans cette création, des références au cinéma fantastique, de Vingt mille lieues sous les mers dont on entend les échos de la scène d’attaque du calamar géant à la saga Alien.
Le spectacle ouvre sur des questionnements éthiques et vitaux vertigineux. Pour les êtres, dont les animaux, et voix délaissées qui supportent et subissent en silence leur extinction, les changements climatiques, le braconnage et la pollution de leur biotope, le théâtre est possiblement là pour qu’ils ne soient pas ignorés, oubliés. Sans excès d’anthropocentrisme, le théâtre a ainsi la possibilité de ré-humaniser une espèce plus mangée qu’accueillie, traitée dans un rapport d’égalité et de respect mutuel. Ceci dans un dialogue visant à rendre visible le sensible. Reste ouverte la question de savoir si les animaux ont des droits comme «êtres sensibles» notamment. Force est de constater qu’ils sont niés par le rapport mortifère mangeur-mangé. Et donc l’esprit de la société consumériste, qui réduit les animaux à être des biens comme les autres.
A suivre les lignes introductives au spectacle, le poulpe ne supporte en général guère ses congénères, ne les rencontrant que pour s’accoupler puis mourir. «Contrairement à la légende, les poulpes sont très pacifiques. Quand on les côtoie en plongée, il n’y a vraiment aucune agressivité de leur part, juste une grande curiosité envers les humains et les objets qu’on leur tend. La personnalité de la pieuvre fascine, certains individus semblent manifester une forme de sympathie envers les humains, d’autres les fuient en les laissant dans un nuage d’encre», explique Ludovic Dickel, professeur de biologie des comportements (1).
(1) Cité dans le livret, Temps présent – Solo pour Octopus, Th. Vidy, 2021.
A découvrir en ligne sur www.vidy.ch, du 8 au 10 février à 20h30