Le «peuple» (alors constitué uniquement de mâles aux bras noueux) devrait avoir honte, rétrospectivement, d’avoir tant tardé à considérer ses mères, soeurs, épouses et filles comme des êtres humains à part entière, comme des concitoyennes aux droits égaux. Jusqu’à ce 7 février 1971 étaient exclus du droit de vote «les mineurs, les fous, les repris de justice et les femmes». Merci pour nous!
Revers en série
Il en aura fallu, du temps! En 1948, la nouvelle Constitution fédérale garantit à «tout Suisse» un droit de vote et d’éligibilité… mais les femmes n’étaient pas incluses dans cet universel. Qui étions-nous, alors? Des meubles? Les Zurichoises lancent la première initiative parlementaire visant à obtenir le droit de vote des femmes à l’occasion de la révision de la Constitution cantonale. En vain.
En 1886, une pétition est présentée pour la première fois par 13 femmes, emmenées par la féministe Marie Goegg-Pouchoulin. En vain. Des associations locales d’ouvrières se forment et se regroupent au sein de l’Association suisse des ouvrières en 1890, qui revendique officiellement en 1893 le droit de vote et d’éligibilité des femmes. En vain.
Lors du changement de siècle, les femmes de tout le pays s’organisent et constituent diverses associations de femmes pour et contre le droit de vote des femmes. Les plus importantes sont l’Alliance de sociétés féminines suisses (ASF), dirigée par Helene von Mülinen, et l’Association suisse pour le suffrage féminin (ASSF). En 1904, Le Parti socialiste suisse (PS) est le premier parti à inscrire dans son programme l’introduction du droit de vote des femmes en Suisse.
Pendant la Première Guerre mondiale, le mouvement ralentit. Les associations féminines s’occupent, entre autres, de l’aide sociale car, à cette époque, il n’y avait pas d’assurances sociales en Suisse. En 1919, deux motions (changées en postulats) réclamant l’introduction du droit fédéral de vote et du suffrage féminin sont transmises au Conseil fédéral… qui les met au placard pendant des décennies! En 1921, le suffrage féminin est soumis au vote dans certains cantons (Genève, Neuchâtel, Bâle-Ville, Zurich, Glaris et St-Gall), mais toutes les votations débouchent sur un résultat négatif. Un groupe de Bernoises dépose un recours de droit public, que le Tribunal fédéral rejette en se basant sur «le droit coutumier».
Femme… au foyer
À l’été 1928, se tient l’Exposition nationale suisse du travail féminin (SAFFA). Un char accompagne le cortège: un escargot appelé «droit de vote des femmes». Sur la lancée, l’Association suisse pour le suffrage féminin (ASSF) remet à la Chancellerie fédérale une pétition munie de 249’237 signatures (170’397 femmes, 78’840 hommes) récoltées par les associations féminines. Elle restera lettre morte.
Durant les années 30, la crise économique et le renforcement des tendances politiques conservatrices et fascistes imposent un modèle social renvoyant la femme au foyer. En 1948, on fête le centenaire de la Constitution, les associations féminines remettent au Conseil fédéral, en guise de symbole, une carte de l’Europe avec une tâche noire au centre. A cette date-là, tous les pays européens avaient introduit le droit de vote des femmes, à l’exception de la Suisse, du Liechtenstein et du Portugal. Mais le Conseil fédéral publie un rapport (1951) qui estime «prématuré» (sic!) d’organiser une votation fédérale pour le droit de vote des femmes, en raison des revers essuyés dans les cantons (30 ans plus tôt).
Marche sur Berne
En pleine guerre froide, le Conseil fédéral souhaite introduire l’obligation pour les femmes de servir dans la protection civile. Les associations féminines suisses s’opposent vigoureusement aux nouvelles obligations tant qu’elles ne disposent pas de nouveaux droits. Afin de sauver le projet de protection civile, le Conseil fédéral présente rapidement un projet de votation sur le suffrage féminin. Le 1er février 1959, c’est NEIN, NO, NON à 66,9%. Les 3 cantons ayant voté oui l’accorderont au niveau cantonal et communal: Vaud, Neuchâtel et Genève.
En 1968, alors que dans le monde entier, les jeunes descendent dans les rues pour défendre les droits humains et combattre les discriminations, le Conseil fédéral décide de signer la Convention européenne des droits de l’homme… en excluant le droit de vote des femmes! Les associations féministes progressistes protestent massivement et organisent une marche sur Berne. Ce qui conduira le Conseil fédéral à organiser une nouvelle votation, fixée au 7 février 1971. Qui est ENFIN acceptée par 65,7% des votants et 18 cantons contre 34,2% et 8 cantons: Argovie, Glaris, Thurgovie, Saint-Gall, Uri, Schwyz, Obwald, Appenzell Rhodes-Intérieures.
A la traîne
Ce jour-là, enceinte de 8 mois, je me trouvais dans le local de vote de Meyrin, parce qu’il y avait également des votations cantonales. Genève a voté oui à 91,1%, une fierté. Auparavant, nous avions entendu, sur les ondes, des propos ahurissants sur l’incapacité des femmes, la chienlit qu’elles allaient provoquer, mettant en péril la paix des ménages et l’équilibre national. Le droit de vote accordé aux Allemandes et aux Belges (1919), aux Britanniques (1928), Espagnoles (1931), Françaises (1944), Italiennes (1945) n’avait pas désorganisé leurs pays, mais on continuait, en Suisse, à proférer ce genre de stupidités. Et il faudra un arrêt du Tribunal fédéral, le 27 novembre1990, pour obliger Appenzell Rhodes-Intérieures à accorder aux femmes le droit de vote sur le plan cantonal, 20 ans après!
Le droit de vote est le premier des droits de tout.e citoyen.ne. On peut se demander pourquoi il aura fallu tant de temps à la Suisse pour se conformer à l’Europe, aux droits humains, à l’évidence. Les Européennes auraient-elles aussi attendu si longtemps si les peuples avaient voté? Dans les autres pays, c’est le gouvernement qui le décrétait. Mais chez nous, même les conseillers fédéraux et nationaux y étaient opposés.
Lutte sans fin?
Dimanche soir, j’ai regardé sur RTS2 le documentaire De la cuisine au Parlement, constitué d’archives sur la longue marche pour le droit de vote des femmes. Et le nombre incalculable de claques que nous avons reçues pendant plus d’un siècle, dont la non-élection de Lilian Uchtenhagen au Conseil Fédéral en 1983, puis celle de Christiane Brunner en 1993. J’ai éprouvé une profonde tristesse devant ce concentré de propos machistes et méprisants, de déni, de violence, de torrents de haine déversés contre les femmes. Le patriarcat empoisonne encore toute la société. Mais il y avait aussi les moments festifs partagés, les manifs, on reconnaît quelques copines, me voici derrière une pancarte… À quand un salaire égal? Une retraite décente pour toutes celles qui se sont tuées à la tâche? La parité? Un congé parental digne de ce nom? Suffisamment de crèches? Des mesures efficaces contre le harcèlement sexuel? La lutte continue.