Le monde actuel est menacé de diverses crises: économiques, climatiques, environne- mentales, liées aux ressources. Assurément, il a été surprenant que la première crise de grande ampleur ait été une crise sanitaire. Elle n’est d’ailleurs pas sans lien avec les autres secteurs à risques, puisque la maladie semble résulter de contacts avec des animaux dans un contexte déréglé, son expansion fulgurante ayant découlé des excès de déplacements et de voyages touristiques nés de la globalisation capitaliste.
Il serait malvenu de minimiser cette vague épidémique en la comparant à une grippe saisonnière plus agressive. La première vague apaisée l’été dernier a été suivie d’une deuxième cet hiver, et il est certain que des mesures s’imposent. Deux millions de morts ont déjà été comptés dans le monde, dont 9000 en Suisse. Bien plus donc que pour la grippe saisonnière qui provoque chaque année de 290’000 à 650’000 décès. L’actuelle pandémie entraînera indubitablement une surmortalité en 2020 et 2021. On peut certes apporter quelques nuances en rappelant que la mort frappe chaque année environ 59 millions de personnes dans le monde, et environ 67’000 en Suisse. Il vaut aussi la peine de relever que pour la grande majorité de la population, le coronavirus est une affection sans gravité. Mais de toute façon, au moment où la maladie n’est pas encore contrôlée, alors que les vaccins tardent à être administrés, un excès d’optimisme serait déplacé.
Deux aspects frappent dans la gestion de cette crise. D’abord la similitude des politiques adoptées dans le monde entier, ce qui traduit sans doute l’interconnexion de plus en plus grande entre toutes les régions à travers l’économie. Et ensuite l’état d’impréparation des systèmes sanitaires et hospitaliers des pays riches qui ont presque tous à redouter la saturation des systèmes de soins. On ne peut guère éviter de rapprocher ce problème des réformes hospitalières néolibérales de ces dernières années, supprimant des hôpitaux et des lits dans un objectif de rationalisation.
Au plan politique, la fréquente adhésion de la gauche radicale à toutes les mesures préconisées au nom de l’urgence sanitaire a pu surprendre. La vraie gauche elle-même s’est peut-être trouvée satisfaite que les libéraux, d’habitude si empressés à refuser ses justes demandes d’intervention publique, lui aient enfin donné raison au nom de la situation sanitaire. Il se peut aussi que la crise regardant la santé, la gauche radicale qui avec raison s’est toujours battue pour l’assurer à toutes et à tous de manière efficiente se soit sentie particulièrement concernée. Il est enfin possible que notre courant politique n’ait pas voulu se retrouver en compagnie des populistes de droite, qui se sont trouvés de manière brouillonne en pointe dans la contestation de la politique officielle. Il semble malgré tout important de souligner des éléments lourds de dangers dans un certain nombre de mesures qui ont été imposées, et que ceux qui luttent pour une société plus démocratique et plus juste ne peuvent accepter sans réagir.
Il faut citer d’abord la mise en péril de larges secteurs économiques, surtout de petites entreprises, dont celles qui étaient déjà fragiles risquent de ne pas se relever des longues périodes de fermeture qu’elles ont dû subir. Le risque de voir augmenter le nombre des sans-emploi est important, et nul doute aussi que les milieux patronaux les plus zélés ne rêvent de profiter de la situation. Un sous-ministre, cité par François Ruffin, le déclare sans ambages: «Il faudra probablement travailler plus que nous ne l’avons fait avant. Derrière, il faudra mettre les bouchées doubles pour créer de la richesse collective. L’enjeu est de reprendre le travail plein pot».
Une autre conséquence se trouve dans les points que marquent scandaleusement les grands acteurs du numérique et que nos gouvernements ont l’air d’encourager. Le télétravail prend son essor, les ordinateurs fonctionnent à plein, les salariés sont isolés, privés des occasions de se rencontrer et de lutter ensemble, et l’on entend déjà les stratèges du nouveau capitalisme se réclamer de la satisfaction d’un certain nombre de travailleurs pour annoncer le transfert des activités des bureaux trop coûteuses aux domiciles des employés. La fermeture des magasins pousse d’autre part un grand nombre à passer au commerce en ligne, ou à l’utiliser encore plus, au détriment des commerces locaux, et l’on n’est pas assuré qu’au temps du retour à la normale, ces mauvaises habitudes se perdront. Quant à la surveillance numérique, à travers l’application SwissCovid chaudement recommandée pour assurer les traçages, elle possède désormais la meilleure des justifications pour poursuivre son développement et s’étendre à d’autres domaines. Si l’on ajoute à cela les gains considérables des grands groupes pharmaceutiques qui mettent au point médicaments et vaccins pour être chèrement vendus et le contentement des actionnaires qui font grimper les cours de la bourse, on a tout pour remettre sérieusement en question le caractère globalement positif des politiques pro-capitalistes actuellement soutenues par les autorités.
Un autre processus inquiétant réside dans les sérieuses attaques contre les valeurs humaines. Le discours officiel inspiré par des spécialistes et technocrates est systématiquement déprimant, anxiogène et culpabilisant. Ce qui permet, même en temps de guerre, de tenir face aux difficultés, c’est la rencontre des autres dans des lieux de convivialité: nous sommes privés de cafés, de restaurants, de rencontres à plus de cinq personnes. L’aide vient aussi des productions de la pensée et de l’art: les librairies, les bibliothèques, les théâtres, les cinémas, les musées sont fermés et il est interdit de chanter en chœur. La vie humaine c’est aussi d’exprimer ses sentiments et de vivre en confiance: bien des personnes fragiles sont condamnées à la solitude, à la souffrance psychologique et certains, presque terrorisés, n’osent plus sortir sans masque même où ils sont seuls.
Ne parlons pas des activités politiques réduites à la portion congrue quand il n’est plus possible de se réunir et de manifester. A cet égard, il est intéressant de voir l’usage que certains gouvernements, comme celui de la France, font de cette opportunité pour faire taire la contestation sociale. Et sans complotisme, on peut se demander si des milieux, pensant aux crises à venir, n’essaient pas aujourd’hui d’instaurer une dictature soft assez bien acceptée avec un argument efficace (ici la santé physique): on sait que les néolibéraux tiennent bien plus à la liberté des marchands qu’à la démocratie.
En tous les cas, quelle que soit l’utilité de certaines mesures, il est essentiel que celles et ceux que préoccupe l’avenir d’une société d’abord humaine restent vigilants. Sinon, peu à peu, au fil d’états d’urgence plus ou moins justifiés, il est possible que privé.e.s de moyens de lutte, des femmes et des hommes «anesthésié.e.s» soient réduit.e.s au silence alors que les grands groupes capitalistes continueront sans opposition à engranger des bénéfices records en profitant des problèmes de la société.