A priori la proposition lyrique cosignée pour la mise en scène et la chorégraphie par Sidi Larbi Cherkaoui et Damien Jalet ne s’associe pas naturellement à la prouesse de réaliser en direct un filmage scénique. Sur la scène du Grand Théâtre, les chanteurs ne se révèlent guère comédiens au sens traditionnel. Ils concentrent leur expressivité sur des gestes volontairement minimalistes et ténus.
Les plans moyens et rapprochés fragmentent l’action rendant épisodiquement la danse – inédite pour Pelléas et Mélisande – singulièrement prégnante. Les avantages se creusent néanmoins pour ce rendu filmé d’une oeuvre opérique. Alternance rythmée des cadrages favorise une compréhension renouvelée de l’œuvre. Ainsi par une dynamique oculaire bouleversant les rapports d’échelle, non sans un sentiment diffus de monotonie.
Mort délivrance
En 1893, le dramaturge belge pré-symboliste et inspirateur des surréalistes, Maurice Maeterlinck, publie son Pelléas et Mélisande situé à l’époque médiévale. De cet auteur dont les premières œuvres ont été écrites pour marionnettes, Debussy dans sa transposition pour opéra tenait à ce que l’on entende chaque nuance et tonalité du texte.
Ce qu’accomplit avec justesse Jonathan Nott à la tête de l’OSR, laissant ainsi «une large place à l’expression délicate des sentiments et émotions, aux états intérieurs, tout en dialoguant avec l’invisible», relève Sidi Larbi Cherkaoui ayant déjà présenté Foi (2005) et Fall (2019) au Grand Théâtre.
Ambiance rétrofuturiste
La fable se déroule dans une atmosphère rétrofuturiste géométrique et symbolique. Nous sommes au Royaume imaginaire d’Allemonde gouverné par le vieil Arkel – sage et noble Matthew Best. Après avoir rencontré Mélisande (sincère et éthérée Mari Eriksmoen), créature de conte de fées fragile et énigmatique, au cours d’une chasse en forêt, le Prince Golaud – Lei Melhrose digne et tourmenté – la marie.
Cette «incarnation d’un patriarcat» apparait ici plus contrastée chez un être suicidaire, damné, stigmatisé et bourreau malgré soi – selon lui – que pour certains prédateurs révélés par la vague Me Too. L’aristocrate présente la belle sépulcrale jeune femme à son demi-frère Pelléas, rendu humain dans son désarroi par le baryton Jacques Imbrailo. Un casting à la déclamation soignée.
Cosmique et énigmatique
Au cœur d’un tissu sonore «flottant, nébuleux, cosmique, sincère, mystérieux», foisonnant et inquiet, il y a du Tristan et Yseult dans le fait que Mélisande et Pelléas, éternels enfants, sont épris d’un amour virginal et tragique fait de non-dits. L’un meurt ici à distance de la lame d’un Golaud miné par la jalousie, l’autre du désespoir incurable surgi de cette perte insurmontable.
Le livret témoigne d’une «aristocratie figée dans ses valeurs, préjugés et privilèges. Une famille royale hermétique, dysfonctionnelle et déconnectée du sort son peuple». La mort et sa vision post wagnérienne ouvrant sur l’infini céleste et les étoiles est dès lors la seule issue pour les amants. Les longs cheveux de Mélisande sont autant de fils argentés tendus entre visible et invisible.
Plus tôt, sept danseurs les animent comme toile d’araignée, formant un nœud coulant autour du cou de l’héroïne. C’est avec cette toison que Golaud blessera cette présence incertaine, extraterrestre, évanescente. Celle qui voulait en finir avec la vie dès la première est littéralement une revenante.
Danseurs manipulateurs
Debussy souhaitait voir l’orchestre en retrait, insistant sur sa subtile discrétion. Une intention s’appliquant au travail chorégraphique tissé de torsions et contorsions dans le sillage des sculptures énergétiques d’un Rodin et de symbolistes, George Minne ou Jef Lambeaux. Quant au côté marionnettique cher à Maeterlink dans ses premières pièces, il est l’une des composantes essentielles de travail du chorégraphe belgo-marocain.
Saisis épisodiquement au gré de tableaux vivants, les danseurs sont à la fois un chœur conteur soulignant situations et ressentis des personnages autant que montreurs tirant les fils de funestes destinées. Les protagonistes «ne parviennent pas à ressentir et voir au-delà de ce qu’ils décrivent. Mais leur conscience permet de dépasser ce confinement du regard.» Ainsi la cécité physiologique d’Arkel et celle, émotionnelle, chez Golaud.
Vers l’au-delà
Fascinée par les cristaux et leur pouvoir d’absorption des «énergies négatives», l’artiste plasticienne Marina Abramović propose une incarnation scénographique fidèle à ses propres rituels de purification. Coulant des cintres, dressés tels d’étranges mégalithes, les cristaux géants rythment les stations du drame, castel, grotte. Ou lit mortuaire quand l’âme quitte le corps d’une Mélisande mutique, alors sujet de tout ce qui est dit. Elle est emmenée par ses servantes angéliques vers la Voie lactée.
Entre ombre et lumière, apparition et disparation, les vidéos signées Marco Brambilla dessinent «une ouverture vers un au-delà», dans un dispositif scénique axé sur le regard. «A l’instar d’un œil-astre respirant, la circularité reliant êtres et univers, vie et mort.»
Bertrand Tappolet
Pelléas et Mélisande. Jusqu’au 31 janvier sur gtg.ch et rts.ch/play. Sur la plateforme de streaming Opera Vision dès le 19 février, et sur RTS TV à une date à fixer.