Un enfant doit être aimé, protégé, respecté, éduqué. L’inceste bafoue ces principes fondamentaux. Le récent livre de Camille Kouchner, fille de Bernard, La familia grande, lève le voile sur ce phénomène, qui touche toutes les classes sociales. Elle y dénonce, 30 ans après les faits, le comportement incestueux de son beau-père admiré, Olivier Duhamel, envers son frère jumeau à partir de ses 14 ans. Olivier Duhamel, constitutionnaliste et politologue français, est un homme puissant, une référence, qui cumulait les postes importants: professeur de plusieurs universités, spécialiste du droit constitutionnel, éditorialiste sur Europe 1 et LCI, éditeur au Seuil… Il a démissionné de tous ses mandats, dont la présidence de la Fondation nationale des sciences politiques. Il paraît hallucinant qu’un homme s’occupant à longueur de journée de droit, au plus haut niveau, puisse commettre un acte aussi répréhensible que l’inceste. Le pire de tous, pourrait-on dire: abuser de son autorité et de la confiance d’un enfant pour lui imposer des relations sexuelles.
Un enfant ne peut en aucun cas être «consentant» à des relations sexuelles infligées par un adulte qui a 25 ans de plus, encore moins quand cet adulte fait partie de la famille. Dans ce cas, l’outrage est double. De surcroît, l’adulte impose le silence à sa victime. «Ce sera notre secret, il ne faut surtout pas le dire, les autres ne comprendraient pas», etc. L’enfant est violenté, tétanisé, culpabilisé et on lui nie le droit d’exprimer son désarroi et sa souffrance. Dans cette affaire, la mère, Évelyne Pisier (ex-épouse de Bernard Kouchner de 70 à 84, décédée en 2017 à la suite d’une opération), est au courant mais protège son époux plutôt que son enfant. Un cas de figure qui existe dans la plupart des cas d’inceste. En effet, dénoncer le père, c’est faire voler la famille en éclats et dans les milieux modestes, c’est se priver du revenu familial.
Camille écrit au nom de toutes les personnes touchées par l’inceste. Ces familles où l’omerta et le silence sévissent durant des années ou toute une vie. Son témoignage, lors de l’émission «La Grande Librairie» de mercredi 13, est bouleversant. Les médias s’enflamment. Cette histoire est reprise un peu partout, «C dans l’air» du 14 janvier y revient. Comme dans les affaires de harcèlement sexuel, il s’agit toujours d’une relation de pouvoir. On apprend que l’inceste touche plus d’un.e Français.e sur dix! Cela signifie qu’il y a parmi les adultes, un pervers sur dix, ou davantage. Moins de 10% des victimes portent plainte. 83% des enfants qui ont osé parler n’ont pas été entendus. Les enfants en situation de handicap subissent quatre fois plus de violence sexuelle. Il y a plus de viols sur les enfants que sur les femmes. 25% des prédateurs sont des mineurs… Après la vague #MeToo, qui vise les harceleurs, voici la vague #incesteMeToo… Il est impératif de dénoncer l’horreur de l’inceste. Aujourd’hui, on ne supporte plus ce qu’on tolérait jadis. Il faut sortir de l’omerta qui entoure les violences faites aux femmes et les violences faites aux enfants. Il faut sortir de ce système imposé par le patriarcat.
Selon l’enquête «Virage», dont les derniers résultats ont été rendus publics en novembre 2020, un homme sur huit et près d’une femme sur cinq déclarent avoir subi des violences para ou intrafamiliales d’ordre psychologique, physique ou sexuel avant 18 ans. L’inceste est perpétré à 96% par des hommes. Comme pour le harcèlement sexuel. Beaucoup d’hommes qui détiennent un pouvoir se croient tout permis. Ils considèrent les enfants et les femmes comme leurs propriétés. Dans la droite ligne du «pater familias» romain, qui avait la «patria potestas» (puissance paternelle), c’est-à-dire le droit de vie et de mort sur sa femme, ses enfants et ses esclaves. La société n’a donc guère évolué depuis l’époque romaine…
Le drame de l’inceste, c’est que l’enfant aime et respecte son abuseur, censé le protéger. Une situation où l’enfant est complètement piégé. On lui interdit de parler. S’il parle, on ne le croit pas, on le fait taire. Une omerta l’enserre. Même sa mère l’abandonne. On sait que les victimes de harcèlement sexuel et d’inceste sont gravement atteintes dans leur santé, leur psychisme, ne peuvent généralement plus avoir de relations sexuelles normales et épanouies, certaines plongent dans une grave dépression nerveuse, ou se suicident. Les séquelles sont dramatiques et durent la vie entière. Du côté des abuseurs, il y a probablement un déni de responsabilité, un aveuglement sur les conséquences de leurs actes, un égoïsme, voire une pathologie, qui empêche l’empathie. Comme chez les psychopathes.
Lors des émissions que j’ai regardées, on abordait la question de la prévention. L’idéal serait d’éduquer les parents dès la première grossesse. On donne bien des cours d’accouchement sans douleur, de puériculture aux futures mères, voire aux futurs pères, pourquoi pas des cours de comportement aux deux parents? Des enquêtes ont démontré que les pères qui s’investissent dès la naissance du bébé, s’en occupent, changent ses langes, lui donnent le biberon, etc., sont moins tentés par l’inceste. Ce qui ne vaut naturellement pas pour les beaux-pères des familles recomposées. On propose aussi de rendre ce crime imprescriptible, comme les violences sur mineur.e.s en général.
Une victime sur cinq, huit ou dix, cela signifie trois à quatre enfants par classe. J’essaie de me rappeler ce que j’aurais pu voir dans mon enfance. Savions-nous ce qu’est l’inceste, le viol? On n’en parlait pas. Je revois une camarade, au visage triste, vivant dans un orphelinat, qui sursautait dès qu’on la frôlait. Une victime, peut-être? En tant qu’enseignante, je ne retrouve aucun cas. Selon les statistiques, il y avait au moins trois élèves dans chaque classe. Peut-être parmi les jeunes en révolte, réfractaires à l’autorité, qui s’ingéniaient à embêter les enseignant.e.s? Ou chez les introverti.e.s? Il faudrait non seulement mettre sur pied un système d’accueil à l’intérieur des bâtiments scolaires, mais une formation pour les enseignant.e.s. Des spécialistes devraient leur apprendre à déceler certains signes, à aborder le sujet avec l’élève, afin de le confier à un service social.
Il faudrait surtout sortir de cet effroyable système capitalisto-patriarcal, qui considère les gens comme des choses à exploiter plutôt que comme des êtres humains à respecter. Il me semble que la jeune génération va dans ce sens…