«La Femme qui s’est enfuie» reconduit l’incertitude sentimentale et conjugale à l’instar d’un motif de fugue. Fidèle à son habitude, le cinéaste coréen se révèle hypersensible aux atmosphères incertaines et non-dits. Ours d’argent du meilleur réalisateur à la dernière Berlinale, ce bijou d’architecture dramaturgique fonctionne selon une règle de trois, chère à l’univers des contes. Gam-hee (Kim Min-hee en mode présence-absence inquiète) se retrouve seule pour la première fois depuis qu’elle s’est mariée.
Sous la forme d’une enquête irrésolue, elle visite d’anciennes amies ayant déserté les grandes villes pour des bourgs. Première halte chez Young-soon (Seo Young-hwa pudique), divorcée et vivant en colocation avec la juvénile Young-ji (Lee Eun-mi). Avant de rencontrer une célibataire avec laquelle elle a fait les 400 coups, Su-young (Song Seon-mi, détachée et résolue), femme enrichie alignant les nuits d’ivresse sans lendemain avec des hommes croisés dans un bar. Et de trois avec Woojin (poignante Kim Saebyuk) ayant un lourd secret à lui confier tout en se rendant compte de la duplicité de son époux cinéaste, double imaginaire ou non du réalisateur. Dont on devine qu’il est venu pour donner une conférence où il a amplement parlé… pour ne rien dire. Dans une salle de cinéma, Gam-Hee trouve l’apaisement en contemplant le mouvement de ressac dans la contemplation du mouvement de ressac des vagues sur la grève. Des images issues de la dernière scène de Woman on the Beach (2008), cruel et tourmenté vaudeville aux êtres hantés de réminiscences signé Hong Sang-soo. Des épisodes rythmés par une trinité de plans sur la crête de montagnes. Ils sont possiblement inspirés par le peintre paysagiste du 18e s., Jeong Seon, célèbre pour avoir développé l’art naturaliste de la «vue authentique».
Avec et sans les autres
Trois zooms et autant de dézooms au coeur du cadre. A trois reprises, l’héroïne s’interroge sur les couples que ses amies ont pu former ou vivent toujours. Filmé de dos trois fois, un homme vient interrompre ces retrouvailles alors que le féminin est saisi frontalement à l’image. La figure masculine, elle, est tour à tour éconduite ou ridiculisée dans son indélicatesse. Ou sa violence rentrée, ne pouvant imposer ses vues. Pourtant Gam-hee répète qu’elle n’a pas délaissé un seul jour son époux, se soumettant à l’obligation d’une conjugalité vécue en intimité étroite comme preuve d’attachement et d’amour.
Le sociologue presque centenaire Edgar Morin avançait en mars 2020: «Le virus nous rappelle à notre humanité et à notre condition d’être profondément social, inséparables les uns des autres.» Dans l’oeuvre du prolifique Hong Sang-soo (24 films en autant d’années), la qualité de lien social attachée à la parole est souvent mise en doute. Les dialogues y véhiculent souvent un sentiment d’étrangeté, d’indécidable. La parole se révèle suspendue comme la narration, si ce n’est trouée de silences. La distanciation ou le repli réflexif et émotionnel sur soi est souvent lié à un échange d’expériences et vécus avec l’autre. Autour d’une table.
Solitude en sourdine
Comme souvent chez le réalisateur, la nature de l’intrigue reste nimbée d’un flou énigmatique. Les femmes visitées par l’héroïne sont-elles des déclinaisons hypothétiques d’un unique personnage? A la vision de l’opus mêlant douceur et désillusions, dévoilant discrètement la veulerie, l’agressivité et l’arrogance discursive masculines, on ne s’étonnera guère que les Coréennes ont adhéré par milliers au mouvement féministe radical «4 B» ou «4 Non».
Face à une société très patriarcale, le programme «4 B» prône une stricte abstinence: pas de relations conjugales, ni sexe, encore moins de mariage ou d’enfants. Nombre d‘études l’attestent: maternité, sexe et mariage placent majoritairement les femmes en position de subordination relativement aux hommes au Pays du Matin calme. Précisons que le marché du travail coréen pénalise gravement les femmes ayant fondé une famille. Et les inégalités de salaires entre genres y sont parmi les plus criantes des pays de l’OCDE.
Points de fuite
La Femme qui s’est enfuie est un film dénué de drame. Mais où infuse comme un entêtant fil rouge, l’insatisfaction de vies empêchées, par instants au bord de l’effacement, bricolant leurs échappées. Est-ce un hasard si la protagoniste principale pose souvent picturalement comme une femme à la fenêtre n’ayant de cesse de l’ouvrir?
Il y a aussi un burlesque dénotant une finesse anthropologique dans l’observation et une prodigieuse attention au réel. En témoigne la scène se déroulant sur le pas de la porte de Young-soon, personnage campé par Seo Young-hwa irrésistible dans sa résistance passive-agressive. Son nouveau voisin se plaint de la présence de chats errants et supposés voleurs dans le quartier qu’il ne faudrait plus nourrir. La jeune femme ne lâche rien, refusant de concéder que les animaux seraient moins importants que les humains. La séquence se clôt par un zoom sur le matou indifférent à tout. Nonchalance, tension diffuse, vérité des êtres et ironie de guingois font ainsi un subtil pied de nez au corset social.
La Femme qui s’est enfuie. Festival Black Movie en ligne. 22-31 janvier. Rens.: blackmovie.ch