Au coeur des bruissements d’une radio militaire accompagnés d’une atmosphérique colonne musicale, un corps s’extrait lentement de sa posture de sniper camouflé par le feuillage. Nous sommes dans la Sierra Maestra, à l’extrême-sud de la Grande Île, haut lieu de la guérilla de Fidel Castro. Il fut chef de la jeunesse cubaine tenant tête en ces montagnes à l’armée de Fulgencio Batista, revenu au pouvoir à la suite d’un coup d’Etat en 1952. Un pouvoir dont il sera chassé ainsi que du pays en 1959, lors de la révolution cubaine. Ce passé hante l’un des films les plus singuliers qui soit, Entre perro y lobo (Entre chien et loup) qui voit la cinéaste espagnole Irene Gutiérrez s’immerger plusieurs mois dans la jungle cubaine.
Pour suivre trois vétérans de la guerre d’Angola animés par des idéaux de solidarité révolutionnaire aujourd’hui oubliés. Cet essai sensoriel, physique, psychologique et idéologique serpente sur les chemins de la fiction et du documentaire ouverts par des combattants vivants dans la précarité.«Ils continuent de s’entraîner pour un jeu de guerre et un rituel de camaraderie. Ils peuvent alors se sentir respectés, forts et spirituellement jeunes», précise la cinéaste.
Vestiges du conflit angolais
A l’image, un trio de vétérans de l’engagement cubain en Angola (40’000 hommes de 1975 à 1991). Un conflit voyant l’avènement au pouvoir du Mouvement populaire de la libération d’Angola (MPLA). Ce pays devrait assurer des revenus décents à ses habitants vu ses richesses naturelles. Sous la férule de l’autoritaire «parrain» Eduardo Dos Santos, le pays restera l’un des plus inégalitaires et pauvres de la planète. Le clan familial kleptocrate a ainsi tenu l’Angola durant 38 ans distribuant les ressources nationales à ses proches, avec ses misérables pensions aux 100’000 anciens combattants. Castro, lui, refusa toute pension aux vétérans cubains, estimant qu’ils n’étaient pas des «mercenaires».
La cinquantaine bien avancée, Miguel, Santana et Estebita refigurent une lutte au couteau de leur passé héroïque. Ils semblent errer dans d’incertains limbes. Essentiellement à fleur de peau, entre surface et profondeur, le filmage des protagonistes transmet la subtilité de corps, qui se donnent à déchiffrer, malgré leur opacité tenace, comme un faisceau d’expressions, actions et réminiscences. A Cuba, «existe une rhétorique gouvernementale épique qui marque la distance entre idéaux révolutionnaires et réalité d’êtres humains de ces ex-soldats. Il m’intéressait d’explorer ce paradoxe», confie la réalisatrice.
Aujourd’hui, Miguel et Santana vivent de leur travail de planteurs de café alors qu’Estebita attend une pension en raison de son état de santé. Si son film apparaît comme intensément crépusculaire, Irene Gutiérrez souligne que ces hommes sont «demeurés fidèles aux principes révolutionnaires. Ils ne peuvent dire le contraire», au risque d’avoir «de sérieux problèmes». L’opus explore la manière dont un environnement métamorphose graduellement les anciens fantassins et fait affleurer «leurs contradictions». Sans les juger.
Disparitions
Chez Irene Gutiérrez, née en 1977 et formée en Espagne et à Cuba, les corps prennent le temps d’exister, habitant les espaces et entrant en interaction avec eux. Ils sont d’ailleurs incarnés par des témoins qui sont leur propre archive, beau barrage contre des tentatives d’extraversion. Ses documentaires immergent dans un mouvement d’intériorisation, essentiellement anti-théâtral. Leur dramaturgie évoque parfois le geste d’un Robert Bresson, peintre du regard et sculpteur des corps. «Dès mes études documentaires, l’accent a été mis sur l’importance d’un homme témoignant de ce qu’il a vécu. Ceci afin de documenter un parcours de vie et préserver les traces d’existences invisibilisées. L’ensemble des sujets portraiturés dans mes films évoluent au coeur de situations impliquant plusieurs formes de disparition de soi.»
Elle s’est ainsi lancée dans le long-métrage avec Hotel Nueva Isla (2014) établissement touristique déserté de la Havane. Elle y suit Jorge, un vieil homme, sorte de fantôme beckettien. Cette réalisatrice de l’entre-deux interroge les articulations du temps au langage cinématographique, les rapports entre rêve et réalité, imaginaire poétique et vécu. L’ensemble est rendu esthétiquement proche du clair-obscur semblant surgir des tableaux de grands maîtres. «Jorge a fait plusieurs cueillettes de sucre, la première à 11 ans». Avant de collaborer comme alphabétiseur, «à l’instar de nombreux Cubains avec les nouvelles générations. Il a contribué à la Révolution en accomplissant tous les travaux qui lui étaient demandés à chaque étape de sa vie.»
Sidération
Le cinéma d’Irene Gutiérrez produit un choc étrange et profond sur le spectateur. Ce qui frappe? Le peu de récit, nul rebondissement ou événement spectaculaire. Juste la puissance fascinante du temps qui s’écoule, des gestes et des corps scrupuleusement observés. Il y a chez elle les souvenirs du cinéaste portugais Pedro Costa (de La Chambre de Vanda à Vitalina Varela) et de José Luis Guerín, figure phare de l’avant-garde barcelonaise. Soit pour Entre chien et loup, une manière singulière d’être au monde, courageuse, constante, intègre et totalement fidèle à une idéologie dont on ne bat plus monnaie. Dans leur meilleur, ses films retrouvent les qualités de Guerin abolissant les frontières avec lesquelles sont clivées les époques (passé, présent, devenir), les êtres – morts, vivants, personnes, personnages -, les genres – documentaire, fiction, poème et portrait.
Elle travaille aujourd’hui sur la fiction Orfeo en la frontera (Orfeo à la frontière), pistant deux histoires d’amour impossibles tournées à Ceuta. Pour mémoire, Ceuta et Melila sont des territoires espagnols enclavés en plein coeur du Maroc et se sont hérissés de barrières anti-migratoires depuis 2001. Le film explore le mythe d’Orphée avec des femmes prises dans le contexte de la crise migratoire européenne actuelle. n
Entre chien et loup. Festival Black Movie en ligne, du 22 au 31 janvier. Rens.: blackmovie.ch