Dans les années 60, en pleine guerre froide, le feuilleton fait l’éloge du jeu collectif façon soviétique. Il suit le destin météorique d’une orpheline du Kentucky, tourmentée et sous l’emprise de psychotropes qui lui furent administrés tôt en orphelinat, devenue génie de l’échiquier. Sous les traits lunaires et parfois acérés d’Anya Taylor-Joy (The Witch, Split, Glass), Elizabeth Harmon (Beth), dont la tenue finale la confond stylistiquement avec la pièce la plus forte du jeu, la reine ou la dame, connaîtra une vraie reconnaissance en URSS.
Les échecs comme propagande
Ce jeu y fut le plus populaire au monde et pratiqué de manière obsessionnelle en pleine guerre froide. Des clubs d’échecs étaient installés dans les écoles et les organisations de pionniers (pendant soviétique des scouts), tandis que des tables d’échecs colonisaient les parcs. L’attention portée aux échecs a atteint son apogée pendant la guerre froide, Il était alors crucial pour l’URSS de démontrer sa supériorité dans tous les domaines, notamment intellectuels. Mais la mode des échecs a été lancée par Lénine. Le commandant en chef de l’armée soviétique, Nikolaï Krylenko, envisageait en 1924 «l’art des échecs comme un instrument politique». C’est bien ce que l’héroïne conteste, rejetant le financement de son déplacement au tournoi moscovite qui la consacrera, par une ligue féminine dénonçant l’athéisme, les campagnes antireligieuses et les persécutions des orthodoxes et chrétiens en URSS. Voyez la scène hollywoodienne, où Beth déambule dans un parc moscovite, vite entourée par de nombreux joueurs d’échecs seniors. Elle redécouvre alors la simple passion du jeu sans enjeux dans ce qui est déjà sa patrie de cœur.
Un conte et des réalités
Adaptée du roman éponyme de l’écrivain américain Walter Tevis, la série de 7 épisodes est tournée dans des décors modulant la géométrie et une photo rétro pour les scènes du présent, désaturée pour les flashbacks avec la mère intranquille. Elle aborde des thèmes aussi variés que les figures tutélaires de substitution – le concierge quasi mutique qui l’initie aux échecs ou la mère d’adoption, pianiste à la dérive et alcoolique avec laquelle elle développe une complicité dans l’échec et virées en tournois. Mais aussi la soumission du féminin à des carcans que l’opus s’emploie à déconstruire voire subvertir non sans une ironie diffuse.
Se voulant éminemment «MeToo compatible» et très Women’s Empowerment (processus d’autonomisation des femmes), Le Jeu de la Dame livre toutefois une version édulcorée du patriarcat des années 60, la plupart des adversaires de «la merveille» étant des gentlemen. Tout au plus sont mises en lumière la vacuité des sentiments ou la dimension tour à tour détachée, utilitaire et désillusionnée des rares relations sexuées de la jeune femme.
La réalisation s’inspire de personnalités historiques et grands Maîtres (Gary Kasparov, Bobby Fischer, Boris Spasski, Judith Polgár) et d’événements réels. Elle montre la difficulté pour une femme d’évoluer dans un monde masculin et hyperconcurrentiel. Le lien à l’enfance, à la fois énigme, initiation et douleur est constant. Ainsi le seul adversaire salué pour sa maîtrise par la championne est un enfant lors d’un tournoi à Mexico.
Les sens de l’échiquier
La métaphore de l’échiquier est infléchie vers différentes connotations par la réalisation. Fascinum hypnotique, lorsque les pièces sont visualisées mentalement au plafond par Beth afin de préparer ses mouvements de la partie. L’échiquier est également terrain vague sinistre et mortifère, labyrinthe ramenant la protagoniste principale tant à ses addictions (neuroleptiques, alcool) qu’à son passé traumatique. Le suicide de sa maman dépressive faillit l’emporter. La grande richesse de significations s’étend aussi à la seule compagne d’orphelinat avec laquelle Beth, enfant, échange: une Afro-américaine, sorte de mère de substitution ou de guide, souhaitant devenir avocate.
Pour défendre des causes que l’on devine liées à la ségrégation, au racisme et à l’inégalité entre genres. Pareilles aux pièces du jeu, la Blanche et la Noire. Cette dernière ressurgissant telle une sorte d’Angela Davis, célèbre militante des droits humains lesbienne qui rejoindra en 1968 la section du PC américain réservée aux Noirs. Une tendre sororité la relie à une Beth néanmoins trop égotiste pour s’engager sur la voie d’une relation de couple que le feuilleton suggère en pointillé.
Vers un jeu de Reines?
Sur le plan des inégalités femmes-hommes, les temps ont-ils significativement changé autour de l’échiquier? Magnus Carlsen, juvénile champion du monde actuel se montre ici réservé, confiant fin novembre au Guardian que «le monde des échecs n’a pas été très bienveillant envers les femmes et les filles au fil des années. Il est certain qu’un changement de culture s’impose». L’introduction d’un quota de genre, comme c’est le cas en France depuis 1990, contribuerait à surmonter ces inégalités alors que l’on n’y dénombre que 13- 14% de femmes inscrites dans les tournois. Sur les 6’000 joueurs fédérés en Suisse, on ne compte qu’une centaine de joueuses.
Aujourd’hui la chinoise Hou Yifan est la seule femme présente dans le top 100 mondial (88e place) de la fédération internationale des échecs. Avant elle, la hongroise Judith Polgár est devenue en 2002, la première joueuse à vaincre le numéro un mondial en titre, Garry Kasparov par ailleurs conseiller sur la série. Il faut souligner que les performances remarquables des femmes ne se sont pas réalisées pas au détriment de celles des hommes. La mini-série contribuera-t-elle au long chemin vers la parité?
Le Jeu de la dame. Visible sur des plateformes payantes ou gratuites.