Entre perception intime et sociale, voici des regards dérangeants, stimulants voire crépusculaires. En croisant les perspectives sur les effondrements en cours, la psychologue Manon Commaret et Pierrot Pantel, inspecteur de l’environnement en chemin vers la justice climatique, ont réuni dix personnalités engagées. Pour s’extraire du «faisons quelques ajustements structurels, accords, lois, réalisations, innovations et transitions aux énergies décarbonées et l’on va s’en sortir».
Ceci alors que la logique des politiques néolibérales nous conduisant dans le mur contrôle le monde. «Ramener aussi du réel et du concret dans la collapsologie souvent abstraite. Ou l’étude transdisciplinaire de l’effondrement de notre civilisation industrielle. C’est enfin une manière d’incarner les émotions contrastées, difficiles à vivre, les concentrer et exprimer face aux grands bouleversements actuels», relèvent le couple d’auteurs.
L’incertitude comme moteur
«Nous allons assister à un effondrement de nos systèmes de pensée, de la confiance en la science, des modèles politiques», prédit Pablo Servigne, co-fondateur de la collapsologie et co-auteur du récent Aux origines de la catastrophe (Ed. Les Liens qui libèrent). Rassemblant les contributions de Alain Damasio et Nancy Huston notamment, les auteur.es. arpentent les facteurs complexes participant aux crises actuelles.
«Ne rien prévoir sinon l’imprévisible, ne rien attendre sinon l’inattendu», avance Christian Bobin cité en exergue (Eloge du rien). L’écrivain français s’est demandé au fil de son œuvre s’il y a une issue à l’actuel effondrement de la condition humaine. Sa réponse est oui. Car il est du devoir de chacun de faire pousser un arbre au bord du gouffre. Or, en écho aux limites physiques et finies de la Terre face aux besoins croissants de l’humanité, les voix se font ici plus crépusculaires. Mais non sans espérance dans le commun, le collectif.
Pour L’Effondrement…, Pablo Servigne avance que «si nous étions sûrs qu’il n’y ait pas de catastrophes, nous ne ferions rien… C’est l’incertitude radicale qui met en mouvement.» Métamorphosée en opportunité, elle doit être notre alliée. Manon Commaret, elle, s’interroge: «Faut-il garder l’espoir dans un monde meilleur alors que nous pensons que nous allons tout perdre, alors que nous vivons dans l’incertitude?».
Effondrement, mots d’emploi
Pour l’ex-Vert Yves Cochet, l’effondrement systémique et mondial (climatique, financier, alimentaire, guerre atomique, perte de biodiversité avec la disparition des insectes pollinisateurs…) désigne «un processus à l’issue duquel les besoins de base (eau, alimentation, logement, habillement, énergie mobilité) ne sont plus fournis à une majorité de la population par des services encadrés par la loi». Mais la définition fait dissensus. Tout annonce que nos modes de vie basés sur des «contes de fées de croissance économique éternelle» (Greta Thunberg à l’ONU, 29.11.2019) sont condamnés.
Face à l’accélération des phénomènes de dérèglements climatiques et de désagrégation planétaire, dont la pandémie est aujourd’hui la traduction la plus tangible, nous savons la nécessité d’une transformation vertigineuse. Sans vouloir s’y résoudre. En témoigne la saisissante vidéo de l’initiatrice des Fridays for Future, Greta Thunberg, montrant une famille vivant comme si de rien n’était dans sa maison en feu. Et publiée pour le Jour de la Terre, le 22 avril dernier.
Mais la définition fait dissensus. En revanche le constat suivant est largement partagé. Nulle politique – verte notamment – ne semble avoir tiré les éléments essentiels de compréhension, action et résilience face aux effondrements en cours (biodiversité, social, humain…) et pour la survie d’après la chute. «On frémit d’effroi lorsqu’on apprend qu’aucun scénario dressé par les organismes spécialisés ne comporte de solution réaliste pour passer le cap des années 2040-50. S’il y a une chose que nous ne pouvons plus nous permettre, c’est de nous abandonner à l’optimisme scientiste qui compte uniquement sur la technique pour nous sortir des impasses où nous a mis la technique», prédisait déjà en 2007 Pablo Servigne, auteur d’Une autre fin du monde est possible (Seuil, 2018). Aujourd’hui, nous voyons les espèces continuer à disparaître, les sols et ressources s’épuiser, les inégalités s’exacerber, la prédation d’une faune stressée et d’une flore incendiée atteindre un degré quasi irréversible.
Fin d’un monde
Quitte à passer pour un Cassandre apocalyptique, ce dont il est conscient, Yves Cochet situe l’effondrement dans la présente décennie, voire avant 2050 où la survie sera confiné à l’échelle local. En l’absence de fortes solidarités d’entraide de voisinage, d’échanges locaux collaboratifs et résilients et de savoir-faire manuels liés aux travaux de la terre développés à large échelle, le scénario comprend une survie de quelques mois suivie de l’apparition de bandes attaquant en priorité les survivalistes isolés ayant accumulé les vivres, la population mondiale baissant vertigineusement.
Effondrement, la mini-série française glaçante apparait alors loin d’être dystopique. Un monde hyperréaliste post-effondrement – aux causes inconnues – où l’Etat a perdu toute autorité, seule prévaut la loi du plus fort. Les plus riches s’en sortent, les autres doivent se débrouiller et coopérer. La raréfaction des ressources transforment chacun en pilleur ou tueur potentiel. Comme le souligne l’ouvrage, le système de distribution alimentaire fonctionnant en flux tendus, sans stocks à moyen terme, la dégringolade est rapide. Qui plus est sous contraintes climatiques extrêmes – hausse ou baisse drastique des températures.
Manifs climatiques
Existe-il un sens à faire des marches pro-climatiques quand la biodiversité chute tragiquement? Si des mouvements sont nés, Youth for Climate, Extinction Rebellion…, «cela envoie un signal précieux», selon l’expert en stratégies de résilience, Arthur Keller. Mais les revendications «sont rarement les bonnes, car elles consistent à exiger des résultats de la part de dirigeants qui n’ont pas ce pouvoir. Ils ont du pouvoir à l’intérieur du système qui les a mis là».
Chercheur en sciences humaines, Vincent Mignerot enfonce le clou: «les marches pour le climat accusent les politiques, les lobbies, les industries, Monsanto, mais… comme pour le capitalisme, ce ne sont pas des causes», mais des moyens. Les manifestants environnementaux cultiveraient «les discours de défausse de responsabilités nulles dans leurs effets.» Oui à des changements pour l’environnement, non à une réduction de leurs revenus, déplacements, etc.
Sur le plan énergétique, qui serait prêt à jouer au Colibri de légendes amérindiennes «faisant sa part», en versant une goutte d’eau dans l’incendie? Par exemple, réduire concrètement l’impact environnemental de son utilisation compulsive du numérique et des nouvelles technologies en télétravail alors que la consommation des centres de données excède celle du trafic aérien? (La Face cachée du numérique, L’Echappée, 2013).
Gafam et compagnie
Les Gafam participent notablement du «chaos climatique» d’après Jean Jouzel. Pour ce climatologue, en laissant se développer seulement les cryptomonnaies style bitcoin, on va au-delà des + 2° de réchauffement. Et le constat tombe maintes fois décliné, ramifié chez d’autres: «Nous sommes dans une société capitaliste qui, dans ses fondements, n’est pas structurée pour penser cet avenir.»
Aux yeux d’Arthur Keller, les Gafam, Batu et autres Nexu (1) se battront âprement pour leur survie, exploitant «jus. Mais elles disparaîtront suite à la chute du système financier. «Une multinationale, en tant que personne morale, c’est un psychopathe obsédé par la génération de profits pour des actionnaires, au mépris de tout le reste. Sans doute ne reculeront-elles devant rien pour exploiter jusqu’à l’extrême limite tout ce qu’il est possible d’exploiter: les ressources naturelles, les animaux, les humains.»
Energies vertes en question
La plupart des témoignages s’emploie à déconstruire le mythe d’une économie propre et écologique. Membre du collectif Le Partage, Nicolas Casaux relève que la production et le déploiement des technologies liées aux «énergies renouvelables» s’avèrent antiécologiques et antidémocratiques. Produire centrales solaires, parcs éoliens, barrages hydroélectriques, centrales à biomasse, voitures électriques se traduit par des «dégradations et destructions environnementales». Impossible de le faire sans le capitalisme générant des «comportements agressifs et compétitifs». D’où toujours plus d’extractions minières, traitements énergivores en usines, émissions de polluants (voir en ligne La Face cachée des énergies vertes, documentaire d’Arte).
Mais ce pessimisme culpabilisateur n’est pas partagé par tous. On se réconfortera ainsi avec la philosophe texane Carolyn Baker. Les effets conjugués de la crise climatique et de l’effondrement (écosystèmes et civilisation industrielle) mettent en lumière peur, colère, tristesse et désespoir «qui sont enfouis en nous». Afin de ne pas se laisser submerger ou fasciner par la désespérance, chacun peut canaliser ses émotions, les partager. Empathie, sincérité, compassion et écoute profonde rejoignent spirituellement les propos d’Arthur Keller: «La résilience collaborative, c’est la clé».
Pandémie et entraide
Sur les enseignements à tirer du Covid-19, Vincent Mignerot se montre ouvert. C’est un retour du «principe de réalité» face au fait de penser l’effondrement. Malgré sacrifices et souffrances imposés, morts et hospitalisés, les sociétés quoique déstabilisées multiplient les engagements et mobilisations à tous niveaux pour maintenir la sécurité alimentaire et «la sécurité tout court» (santé, personnes précarisées, fragilisées). Ainsi les négociations des céréales à l’international afin d’éviter des ruptures aux conséquences catastrophiques. Soumises à des tensions historiques, les chaînes d’approvisionnement tiennent le choc. Jusqu’à quand?
Quant à la leçon de la crise pandémique multiforme chez Pablo Servigne, c’est que la conception industrielle de nos sociétés est hautement toxique et vulnérable. Par industriel, il induit les termes «simpliste, hétéronorme, consommateur, déshumanisant, quantitatif, polluant». C’est l’exact inverse des principes du vivant: «hétérogène, lent, résilient, cyclique, complexe, autonome, sobre, bienveillant, qualitatif, non polluant. Il faudrait re-concevoir toute notre société selon ses principes.» Les pistes permettant de réduire certains impacts écologiques qui remettent en cause la vie sur cette planète mériteraient alors d’être mieux développées.
Guerre perdue et solidarité
«On est en train de perdre la guerre sur le climat, on va le payer plein pot et nos démocraties vont s’effondrer», prévient Nicolas Hulot. Ainsi nous continuons à essayer «d’adapter l’environnement à l’homme» et à nous «enfoncer dans cette voix de la destruction totale». Désabusé par les Accords de Paris sur le climat (2015), il constate que le temps, la volonté et l’intelligence collective manquent cruellement.
Pour ne citer qu’eux, les Verts suisses défendant une loi CO2 devant entrer en vigueur en 2022, mais combattue par référendum sont-ils à la hauteur des enjeux et défis face au basculement inéluctable de notre civilisation? A la lecture de cet ouvrage faisant figure d’électrochoc pour «ouvrir les consciences» plutôt que de les effondrer dans l’inaction, on les imagine dans le sillage de légendes amérindiennes, colibris «faisant leur part» et non phacochères tentant réellement d’éteindre l’incendie. Seule une très large coalition solidaire, partageuse et pérenne des populations pourrait développer résistance et résilience significatives. Sous l’inspiration du géographe anarchiste Pierre Kropotkine, l’entraide est ainsi la seule issue selon Servigne. Qui confie: «Nous avons l’obligation d’imaginer de nouveaux horizons, de trouver le courage d’agir, et parfois de garder l’espérance.»
L’Effondrement de l’empire humain. Regards croisés, Ed. Rue de l’Echiquier, 2020.
(1) Batx: Baidu, Alibaba, Tencent, Xiaomi, géants du Net chinois; Natu: Netflix, Air nb, Tesla, Uber