Le film suit les interactions au sein d’une petite société de «nomades», essentiellement des routiers. Ils fréquentent un café minuscule planté en plein Sahara à environ mille kilomètres d’Alger. Un établissement tenu par une propriétaire haute en couleur et philosophe à ses heures. Malika est une vieille dame qui tient cette halte perdue sur la Route nationale 1. Malgré son âge avancé, elle sert thé et café à un large spectre de visiteurs, mettant en lumière sur le mode de la plainte les changements advenus alentours. Dans ses propos, une foi simple, appartenant à la zaouia confrérie soufie. Cette foi s’impose pour composer avec la dureté des temps, allégeant un fatalisme tranquille. Sens méditatif du cadre, du rapport au hors-champ et des liens image-sons figurent un semi-confinement spatial et psychique. Il reste toutefois ouvert à tout ce qui passe et traverse ce non-lieu. Ceci en débutant par les vents.
Agora faite femme
Au fil de son précédent et premier long-métrage, Dans ma tête un rond-point (2015), le cinéaste documentait la vie d’un abattoir à Alger, le plus grand d’Afrique abandonné depuis pour une structure moderne, à la périphérie de la capitale. Scandée de shaâbi et de raï, cette peinture d’un lieu de travail à huis clos, microcosme d’un pays et d’interrogations politico-sociales marque durablement. «Parler avec des ouvriers amour, politique, musique, regards sur l’Algérie et le monde», précise Hassen Ferhani. Selon l’un des jeunes de 19 ans en détresse, qui témoigne, il y aurait trois options: le suicide, se remplir la tête comme un rond-point – ses pensées qui ne cessent de tourner – ou la tentative de traverser la Méditerranée. Ambiance. Le documentaire dévoilait un carrefour, une mosaïque d’origines géographiques comme 143 rue du désert après lui. Et cette écoute pour se mettre au chevet des aspirations, désirs et désillusions des protagonistes.
Aux yeux de Malika, l’afflux de richesse dont témoigne la présence menaçante pour son petit commerce d’un hypermarché voisin a atteint l’harmonie de la région. Si sa logorrhée intrigue, ses idées semblent difficilement contestables. Enfilant ses nombreuses opinions telles des perles à un collier, elle fascine étant devenue une figure mythique de la région. «C’est une femme partie du Sud pour aller dans le Nord écrire son histoire. Le café de Malika est une balise, un repère pour des routiers qui s’y arrêtent pour le plat unique, des oeufs. Mais surtout du temps pour discuter, échanger. Elle est un peu maman, psy, quelqu’un qui apporte du réconfort, Elle se met en scène, étant aussi l’actrice de sa propre vie», relève le cinéaste.
De passage, on découvre aussi touristes égarés et êtres en quête. Pour Hassen Ferhani, la corpulente tenancière est «cette agora, endroit où peuvent échouer des gens qui arrivent. Ils déposent des bribes d’histoires, restent cinq minutes, parfois plus, puis repartent». L’agora est possiblement ce que l’Algérie pourrait être, «un lieu de démocratie où chacun peut arriver, donner son avis, dans le respect de tout le monde.»
Féminin fataliste
Avec subtilité, le documentaire interroge la condition féminine. Ainsi grâce à un personnage dédié au care, à l’écoute discrète et au service commandé du masculin exclusivement, tout en étant hors des codes convenus et des clous. La nuit venue, le site et son relais routier se métamorphosent en une peinture abstraite à l’étrangeté troublante. Une seule femme fait halte. C’est une motarde polonaise. Qui s’habillant à l’égal d’un homme ne sied guère à Malika, fermement célibataire et sans enfants.
Toute attente renferme une question, ce qui lui donne une indéfinition et une ouverture. Sous l’empire de l’attente, Malika entrevoit un thème lointain. Il s’est enraciné en elle mais tient-elle à le surmonter? En la vieille femme sourde donc un drame secret qu’elle confiera, non sans réticence et trouble à un client.
Sans abuser de la poésie de ses plans, la caméra infuse une temporalité diluée, observant le désert depuis une porte, les visages silencieux, captant cette mystérieuse assemblée en dialogues tour à tour poignants et décousus. Le désert est ici profondément habité par des micro-événements et les commentaires de Malika. «Tu vois comme le Sahara est étendu, vaste et grand», lâche-t-elle confrontée à ce qui pourrait être une forme d’écran de cinéma.
A la marge
C’est la marge d’un monde, le vide qui reçoit les échos d’un épuisement résigné face à un régime politique en bout de course. Le film a été tourné à l’aube des manifestations populaires qui agitèrent le pays en 2018 contre le cinquième mandat que briguait le président Abdelaziz Bouteflika. Cette défiance face au pouvoir qui sous-tend le film est chaque jour plus prégnante.
Rien n’a été fait depuis la chute de Bouteflika en avril 2019, pour mettre fin aux privilèges d’une partie des Algériens. Avec la crise sanitaire et économique et l’absence de réformes, les difficultés sociales se font toujours plus fortes. C’est un écho à cet immobilisme dont témoigne en creux et métaphoriquement 143 rue du désert.
Si sa diffusion est interrompue en salles romandes, 143 rue du désert est visible en streaming sur plateformes.