«Aventurier de la photo, mémorialiste des événements, Caron se plaît à prendre des clichés du quotidien, de la vie sociale et politique française et de la guerre ainsi que des horreurs qu’elle suscite.» Ainsi s’exprime le controversé Daniel Cohn-Bendit que le photographe à la carrière météorique de cinq ans immortalisa au rang d’icône souriante de défi de la révolte étudiante face à un CRS, le 6 mai 1968 devant la Sorbonne.
Cette image, la cinéaste Mariana Otero en dévoile tant la gestation que la dramaturgie dans son film touchant au plus sensible de l’intime, du politique et des questionnements sur le statut de l’image et de celui qui porte témoignage par elle, dans Gilles Caron – Histoire d’un regard. La réalisatrice se met ainsi littéralement dans le parcours de postures et prises de vue de ce «photographe sur le tard» (dixit Cohn-Bendit). Ceci au fil de planches-contacts aux instantanés remis dans leur ordre de réalisation. «Cheminant à travers ses 100’000 photos, j’ai essayé de retrouver quelque chose de son regard. Ainsi relever comment il passait d’une photo-pellicule-focale à l’autre. Il y a donc la tentative de redonner un corps à Gilles Caron. Une manière qu’il soit présent avec nous dans le film. Réinsuffler une présence à cette absence», confie Mariana Otero.
Ce qui frappe autant chez l’adepte du tir photographique en mouvement que dans le cinéma d’Otero (Histoire d’un secret autour de la mort cachée de sa mère suite à un avortement, L’Assemblée sur le mouvement social Nuit debout) interrogeant l’intimité, le social et le politique, c’est leur «observation constante, attentive du monde alentour, de la société, du fait d’exister dans un environnement donné à un moment donné de l’histoire. Il y a une honnêteté profonde, une volonté vraie et puissante de témoigner simplement de l’existence humaine, et cela, de la manière la plus scrupuleuse possible» ainsi que le pose l’écrivaine française Annie Ernaux sur son oeuvre oscillant entre autobiographie et documentaire.
Devoirs de mémoire et d’histoire
«La mémoire est faite de plans fixes», affirme l’essayiste Susan Sontag. Certaines photos travaillent ainsi notre histoire collective. Celles réalisées par Gilles Caron au sein de l’agence Gamma entre 1966 et 1970 sont de celles-ci. Elles portent témoignage de conflits et soulèvements majeurs de son temps. Pendant la guerre des Six Jours (juin 67) et au Vietnam, au début de sa carrière, son intérêt tourne autour des figures inactives – militaires ou prisonniers – absorbées dans leurs pensées, en train de lire, d’écrire ou de méditer. Pendant la guerre du Biafra (1967-70), il se révèle sensible à la condition des enfants et autres victimes. Lors de Mai 68 et en Irlande du Nord, il se concentre notamment sur certains acteurs emblématiques tels les lanceurs de pavés ou de cocktails Molotov, symboles de la guérilla urbaine.
Son inventivité se manifeste à l’occasion des reportages réalisés dans les combats de rue, où son objectif métamorphose les manifestations en chorégraphies. Au Vietnam, les combats en forme de boucherie sur la colline 875 – Dak To fin 67 le découvre dans le sillage des GIs, où il lui faut bien se relever pour ne pas cadrer que des dos, comme il le souligne lors l’une de ses rares interviews audible dans le film. Durant la guerre des Six Jours, il suit Moshe Dayan et les troupes israéliennes victorieuses. Ceci toujours de manière aléatoire sans connaître la topographie des lieux, comme le reconstitue méticuleusement le documentaire dénué de sémiologie et de didactisme.
De la rébellion des Toubous contre le pouvoir central au Tchad soutenu par la France, le film retient le photographe-réalisateur Raymond Depardon et Gilles Caron négociant leur exfiltration d’un siège mortel côté rebelles. Quant à elle, la bataille du Bogside (Irlande du Nord), en marge du mouvement pour l’égalité des droits civiques de l’été 69 confrontant Catholiques et Protestants, lui fait suivre intuitivement une jeune femme blonde anonyme sortie furtivement d’une ruelle. Interdite maintenant au milieu des décombres, elle deviendra le symbole féminin de ces émeutes.
Devant la souffrance des autres
Pour le photoreporter, la guerre civile au Biafra est un tournant avec ses un à deux millions de morts. En 1968, cette province sécessionniste du Nigéria voit l’armée dirigée par les Haoussas se livrer à un génocide, exterminant des civils, les affamant, dont des centaines de milliers d’enfants. Parmi les premiers, Caron s’y rend, participant à une prise de conscience de l’indicible tout en voyant ses photos publiées dans les plus grands magazines. Mais cette expérience d’impuissance radicale sur le terrain face à la souffrance et la mort le marquera à jamais. Enfants rachitiques agonisant à terre, père transportant sur son vélo le petit cercueil renfermant possiblement la dépouille de son fils, ses photos ont fait le tour du monde. «Ceux qui sont là ne seront plus», dit sobrement Marina Otero en voix off. Avant de faire un silence absolu dans la bande-son pour accueillir ces images terribles, renforçant leur rémanence mémorielle.
En juillet 68, une émission d’actualités à l’ORTF dévoile le photojournaliste sans voix. Le photographe est-il une part du conflit dont il fixe l’imagerie ou un témoin?, s’interroge en substance le remarquable documentaire d’Otero. Le photographe britannique Don McCullin retrouve au Biafra Gilles Caron, toujours au plus près des de l’humain démuni. Avec des images à la vérité insoutenable posant la question des limites de la photographie. Le Français s’avouerait-il «accablé par les remords de devoir son succès aux souffrances d’autrui» comme l’Anglais? On peut y songer à la lecture de ses lignes envoyées à son épouse, à la veille de sa disparition sur la route nationale 1 au Cambodge: «Je vasouille complètement. Si je m’écoutais, je reprendrais le premier avion pour Paris. Je ne suis pas fait pour ce métier. Maintenant, c’est la vie de famille».
Film en salles dès le 4 nov. Expositions à la Galerie Focale-Nyon, jusqu’au 1er novembre et au Château de Nyon jusqu’au 15 nov. Rens.: www.focale.ch. Livre: Gilles Caron. Scrapbook, Ed. Lienart, 2012