Qui connaît aujourd’hui le nom du vice-consul Carl Lutz (1895-1975)? Même s’il a reçu en Israël la distinction de «Juste parmi les nations», son nom a été éclipsé par celui du Suédois Raoul Wallenberg, que sa mort restée mystérieuse (probablement dans les geôles soviétiques) a rendu plus célèbre.
Carl Lutz est né en Appenzell, dans une famille marquée par le courant chrétien méthodiste, empreint de piétisme, des valeurs qui l’ont fortement influencé. Après un apprentissage de commerce, il gagne en 1913 New York, mais n’y fera pas carrière. Il supporte mal les conditions de travail étasuniennes et ressent le mal du pays. Il rentre en Suisse en 1923 et intègre l’administration supérieure de la Confédération. En 1934, il est envoyé en Palestine, alors sous mandat britannique, où il passera six années. Il assiste au conflit croissant entre juifs et Arabes. Après la déclaration de guerre de 1939, sa mission est de défendre, au nom de la Suisse neutre, les intérêts de l’Allemagne en Palestine. Il s’acquitte bien de cette tâche. Rien alors ne laisse entrevoir, chez ce diplomate discret et un peu terne, l’homme qui plus tard sauvera des dizaines de milliers de juifs hongrois menacés de mort.
La solution finale en Hongrie
En janvier 1942, Carl Lutz est envoyé à Budapest. Le mérite du livre d’Erika Rosenberg est d’expliquer très clairement les étapes de la dégradation de la situation des juifs hongrois, liée à l’évolution politique du pays. La Hongrie est alors dirigée par un nostalgique de la Double Monarchie, le très catholique «régent», l’amiral Miklós Horthy. Bien qu’une forte tradition antisémite règne en Hongrie, la situation des quelque 825’000 juifs reste relativement bonne. Ceux de Budapest, environ 200’000, sont particulièrement bien assimilés. La capitale possède d’ailleurs (aujourd’hui encore) une magnifique Grande Synagogue de style mauresque.
Or le régent Horthy va céder par étapes devant les exigences de son «allié» Hitler. En unissant le sort de la Hongrie à celui de l’Allemagne nazie, il espère récupérer les territoires perdus par le Traité de SaintGermain en 1919. Une politique dangereuse qui entraînera son pays vers la ruine, et provoquera l’extermination quasi totale de la population juive hongroise. Doutant de la fidélité de son comparse, Hitler fait envahir la Hongrie le 19 mars 1944. Adolf Eichmann y mène la «solution finale». En trois mois seulement, il réussit à déporter 435’000 juifs vers les camps de la mort. Chaque jour, plus de 4000 cadavres sont incinérés… Carl Lutz a assisté à cela, mais n’a pas réagi, comme il se le reprochera plus tard.
L’action protectrice de Carl Lutz
Les juifs de Budapest, eux, se font encore des illusions sur leur survie. Grâce à Carl Lutz, qui entre alors en scène, un certain nombre d’entre eux échapperont à leur inéluctable destin. Le diplomate suisse va essayer de protéger tous les juifs ayant la perspective d’émigrer en Palestine. Pour cela, il émet des «lettres de protection» munies du tampon helvétique. Il établit des passeports collectifs suisses, un subterfuge pour lequel Lutz sera sanctionné par Berne en 1949… Certes, il n’est pas le seul à tenter de sauver les juifs hongrois, au milieu du silence assourdissant et de l’indifférence des neutres, des EtatsUnis et du pape Pie XII. Par exemple, le nonce apostolique du Vatican, Angelo Rotta, délivre quant à lui 15’000 lettres de protection. Raoul Wallenberg offre des passeports suédois.
Quant à Rudolf Kasztner, un journaliste juif, il va «acheter» des vies juives à Eichmann, ce qui lui vaudra après la guerre d’être en Israël soumis à un procès comme collaborateur, puis assassiné. Carl Lutz acquiert pour ses bureaux la Maison de verre, ainsi nommée car construite dans les années 20 et d’une architecture très moderne inspirée par le Bauhaus. Des milliers de juifs vont y chercher protection et s’y entasser, en attendant une hypothétique permission d’émigrer. Les «lettres de protection» connaissent une véritable inflation, beaucoup d’entre elles étant des faux, confectionnés par les haloutzim, un mouvement de jeunes sionistes résistants.
Mais la situation des juifs de Budapest va encore empirer après l’été 1944. En octobre, la bande des Croix fléchées, un groupe nazi d’un antisémitisme délirant, renverse Horthy jugé trop mou. Elle mène une véritable chasse aux juifs dans les rues, faisant au moins 50’000 morts. C’est la terreur. La Maison de verre reste l’ultime espoir d’échapper au massacre. Tout cela se joue alors que l’Armée rouge est aux portes de Budapest. Des combats acharnés ont lieu entre elle et la division SS qui occupe la ville.
En février 1945, les troupes soviétiques entrent dans Budapest. Carl Lutz doit aussitôt quitter la capitale hongroise. Rentré en Suisse, il ne recevra ni félicitations ni reconnaissance, mais des réprimandes pour avoir outrepassé ses compétences. Lui-même se reprochera jusqu’à son décès de n’avoir pas pu sauver plus de vies. Et il dénoncera aussi l’aveuglement collectif, dont le sien, devant les idées développées par Hitler dans Mein Kampf. Peut-être aurait-il pu faire plus. Il reste cependant l’un des rares qui, dans l’indifférence générale, ont fait leur la parole inscrite dans le Talmud, «Celui qui sauve une vie sauve le monde entier».
Erika Rosenberg, Carl Lutz et le sauvetage des juifs de Hongrie, Neuchâtel, Editions Livreo Alphil, 2020, 229 p