A l’occasion de Form’action, le week-end national de formation des jeunes POP, Estela Gilbaja donnera une conférence le vendredi 19 avril à 20h sur la grève des femmes dans l’Etat espagnol. Estela Gilbaja est avocate et ancienne professeure de droit constitutionnel à l’Université de Valladolid. Elle est responsable des questions féministes au Parti communiste espagnol (PCE) pour la communauté autonome de Castille-et-Léon, et la province de Ségovie. Alors qu’une grève des femmes se prépare en Suisse pour le 14 juin prochain, elle a accepté de répondre à nos questions.
Plus de 5 millions de femmes se sont mises en grève les 8 mars 2018 en Espagne, et davantage en 2019. En quoi cette mobilisation diffère-t-elle d’autres grèves plus traditionnelles?
Estela Gilbaja Il s’agit d’une différence stratégique. Notre mot d’ordre était: «Si les femmes s’arrêtent, c’est le monde qui s’arrête». Il ne s’agissait pas que d’une grève sur les lieux de travail, mais également des tâches de l’économie domestique, indispensables au fonctionnement de l’économie. En effet, nous les femmes constituons plus de la moitié de l’humanité et prenons en charge la plus grande partie du travail de soin aux proches et d’éducation des enfants. Parce que l’Etat manque de moyens suffisants pour offrir des structures d’accueil publiques accessibles à toutes et tous. Par exemple en Espagne, une personne qui vient d’être opérée est renvoyée à la maison après deux jours. Le système dans son ensemble compte sur la famille, et principalement sur les femmes, pour s’en occuper. Le travail domestique des femmes soutient l’économie capitaliste. D’ailleurs, la majorité des femmes travaille à temps partiel, tandis que chez les hommes, c’est plutôt l’exception.
Le 8 mars, nous avons donc convoqué une grève du travail de 24 heures, soutenue par certains syndicats, qui concernait aussi bien les femmes que les hommes. Mais également une grève des soins, en revendiquant que ce jour-là les femmes n’effectuent aucune tâche domestique. La diffusion et la visibilisation de cette revendication par les médias ont été essentielles, afin que les hommes acceptent de nettoyer, de cuisiner, ou de s’occuper des enfants.
Nous avons également appelé à une grève de la consommation, à ne pas faire d’achats, ne pas fréquenter les bars ou les établissements de restauration, etc. Dans la plupart des villes d’Espagne, diverses activités avaient lieu le matin, et des manifestations l’après-midi. A Ségovie par exemple, nous avons organisé un rassemblement de femmes – non mixte – dans la matinée, pour nous rendre visibles. Chacune a apporté son pique-nique, afin de ne rien acheter. Enfin, les étudiantes et les enseignantes ont mené une grève de l’éducation – la plupart des cours et des examens ont été annulés – et elles se sont jointes à la mobilisation. Nous n’avions jamais vu autant de monde dans les rues. A Ségovie, une ville de 50’000 habitants, nous avons compté plus de 11’000 manifestant.e.s.
Qu’est-ce qui explique un tel succès? Les mobilisations antérieures, comme celle du 7 novembre 2015 contre les violences machistes, ont-elles contribué à préparer le terrain?
A l’origine, la manifestation du 7 novembre 2015 avait effectivement été organisée pour dénoncer les violences machistes. Elle a réuni plus de 200’000 personnes à Madrid, venues de toute l’Espagne. Durant les mois d’été 2015, de juin à septembre, 37 femmes et huit mineurs ont été assassinés. Durant toute l’année, 70 féminicides ont été recensés. L’avortement libre et gratuit a ensuite été ajouté aux revendications, en lien avec la proposition de réforme de la Loi sur l’avortement déposée par le groupe parlementaire du Parti populaire (PP). Celui-ci exigeait le consentement des parents des femmes âgées de 16 à 18 ans, ainsi que de celles touchées par un handicap mental, afin qu’elles puissent avorter. Amnesty International et les Nations Unies avaient demandé à l’Espagne de ne pas appliquer ce texte.
Cette manifestation a permis de montrer au gouvernement la forte demande sociale en faveur de la reconnaissance du droit à l’avortement et a conduit à la démission du ministre de la justice à l’origine du projet de limitation de ce droit fondamental. Mais en même temps, cette mobilisation n’a pas suffi, puisque nous avons tenté d’organiser une grève symbolique le 8 mars 2017, avec pour slogan «En faveur d’un travail et d’une vie dignes, moi je fais grève», qui n’a pas du tout pris.
Je pense que notre grève du 8 mars 2018 a bénéficié de la campagne «Me Too», ainsi que des mobilisations féministes en Amérique latine. Les Argentines en particulier, au sein du collectif «Ni una menos», ont organisé des grèves et des manifestations massives contre les violences machistes et en faveur de la légalisation de l’avortement en 2017 et 2018.
La couverture médiatique a également permis de faire la différence. Beaucoup de gens, qui ne militent pas dans les partis ou les syndicats, ont été informés de l’organisation de la grève via la télévision, la radio ou les réseaux sociaux. Les médias ont relayé les messages que tentaient de propager les mouvements féministes depuis de nombreuses années, comme par exemple: «Sur le chemin du retour à la maison, je veux être libre et pas courageuse», en référence au harcèlement de rue.
Ce sont des expériences que toutes les femmes ont vécues, desquelles on n’osait pas parler car nous en avions honte. Une grande partie de la population a compris que ces phénomènes d’agression sont liés à un problème structurel, à la domination patriarcale.
Comment vous êtes-vous organisées concrètement pour mettre sur pied la première grande grève en 2018?
Début 2017, plusieurs groupements féministes ont décidé d’organiser une réunion au niveau national à Elche. Plus de 300 personnes ont participé, dont de nombreuses militantes du Parti communiste espagnol (PCE), sur une base volontaire. Les femmes du PCE sont organisées au sein du «Mouvement démocratique des femmes», auquel appartiennent également des femmes qui ne sont pas membres du parti. Il s’agit à l’origine d’une organisation antifranquiste, constituée en 1965, dans la clandestinité, par les femmes des prisonniers de la dictature.
Lors de cette première rencontre, nous avons rédigé un manifeste ouvert à toutes les organisations qui se reconnaissaient dans nos revendications, que de nombreux groupes, partis et syndicats ont signé. Nous avons ensuite finalisé le document lors d’une deuxième rencontre nationale à Saragosse et proposé un certain nombre d’actions symboliques, comme suspendre son tablier devant la maison pour participer ou montrer sa solidarité avec la grève du travail domestique. Nous sommes ensuite retournées dans nos provinces respectives, où nous avons travaillé à la création d’assemblées dans les villes et les villages de toute l’Espagne. Nous nous sommes également beaucoup appuyées sur les réseaux sociaux. Aucune organisation stricte ne coordonnait les assemblées locales, qui étaient vraiment créées et gérées par la base. Toute personne ou association qui était d’accord avec notre manifeste pouvait se joindre au mouvement ou mettre un groupe sur pied. La participation était toujours individuelle, et non pas au nom d’une organisation.
Au sein du PCE et d’IU, nous avons décidé très rapidement que nous devions participer à la mobilisation et la soutenir. Toutes les organisations participantes ont collaboré, en créant des liens sur la base de nos revendications féministes. Nous avons par exemple travaillé avec les femmes anarchistes, même si politiquement nous avons des désaccords. Afin de ne pas diviser le mouvement, nous avons évité d’aborder dans le manifeste les thèmes sur lesquels il n’y a pas de consensus, comme par exemple la prostitution. En effet, le débat est très vif entre abolitionnistes et partisans de la réglementation de la prostitution. Notre priorité était le succès de la grève et nous nous sommes concentrés sur les thèmes communs, comme la lutte contre la précarité, contre les violences machistes ou le harcèlement.
Quel était l’apport spécifique des militantes du PCE dans ce mouvement?
Avec les autres organisations féministes, nous avons élaboré un manifeste très politique, avec un contenu anticapitaliste et une critique sans concession du patriarcat. Le fait de vouloir étendre nos revendications à toute la société ne s’est pas accompagné d’un discours édulcoré. En tant que militantes du PCE, notre apport théorique – sur lequel nous travaillons depuis de nombreuses années – a été important et était d’ailleurs partagé par la plupart des autres militantes.
Notre mouvement du 8M a par ailleurs été attaqué par la droite, qui nous accusait d’être trop radicales et de ne pas être ouvert à toutes les femmes. Cette critique est en fait une victoire pour nous, c’était une forme de reconnaissance de l’ADN de notre mouvement. On y parle de classes sociales, de la précarité qui affecte tous les travailleurs espagnols, et les femmes en particulier, de la diversité culturelle et au niveau de l’orientation sexuelle. En effet, les femmes migrantes, racisées ou non hétérosexuelles souffrent des discriminations spécifiques. Nous avons également rendu hommage aux féministes qui ont initié la lutte, et en particulier les militantes antifranquistes durant la dictature et la Transition. Notre mouvement est un appel à la sororité et à la solidarité entre toutes.
Quelles sont les prochaines échéances pour le mouvement féministe en Espagne?
Des élections générales anticipées auront lieu le 28 avril prochain, convoquées par le président socialiste Pedro Sánchez, suivies des élections municipales, des communautés autonomes et européennes le 26 mai. L’extrême droite gagne du terrain en Espagne, comme partout en Europe. Depuis la percée de Ciudadanos lors des élections générales de décembre 2015, le PP n’a plus l’hégémonie à droite. Par ailleurs, le parti fasciste Vox risque de faire son entrée au parlement national, après avoir réussi à placer 12 députés au parlement andalou en décembre 2018.
Et bien sûr, la rhétorique de Vox est très anti-féministe, nous accusant de vouloir endoctriner la société et d’être contre les hommes. Ils veulent en finir avec la légalité de l’avortement et éliminer la Loi contre les violences de genre, qui pour eux sont inexistantes. Lorsqu’on parle des victimes des violences machistes, ils rétorquent que celles-ci mentent et que les hommes souffrent eux aussi de la violence. Ce que nous n’avons évidemment jamais nié! Mais le phénomène est incomparable du point de vue du nombre et de la gravité des cas. Ils veulent également abolir la Loi de mémoire historique, initiée par le PSOE en 2006 et visant à reconnaître les victimes du franquisme.
Lors de l’investiture de Vox, le 15 janvier, plus de 50 collectifs féministes ont manifesté devant le parlement andalou sous le mot d’ordre «Ni un paso atrás», «Pas un pas en arrière, ndlr», en réponse à l’affront que représente l’extrême droite pour l’égalité et les droits des femmes.
Neuvième édition de Form’Action. Du 19 au 22 avril 2019, Maison Océane, Route de Pierre-à-Bot 64, 2000 Neuchâtel
Programme complet: www.jeunespop.ch/2019/03/07/programme-de-formaction