Elle, c’est Vera, 14 ans, sourde de naissance, assise derrière la vitre d’un improbable abribus qui se déclinera bientôt en chambre à coucher et bureau. En mode monologue intérieur, elle égrène ses punchlines existentielles, poétiques et historiques. On y relève l’évocation de l’eugénisme nazi touchant les êtres atteints de surdité. Relevant du dialogue intime avec une épouse et de la conversation sociale (avec la famille élargie ou le voisinage), la lettre d’un poilu est lue en classe. Le fantassin condamné par la Grande Guerre appelle ses destinataires à prendre soin d’enfants, compagne et mère. Sa découverte émeut la jeune fille, sans que l’on sache trop bien pourquoi. Mais comme le suggère en substance son monologue: « Quand on regarde tout avec insistance, tout commence à être flou ».
Au cœur des doutes et du malaise, revient à plusieurs moments, tel un refrain, le motif de l’incompréhension et du rejet social. Le monde ne la voit pas. Ne sait pas. Ne sait rien. D’elle. Ne l’entend pas. L’efface. Dès l’âge de trois ans, Vera porte néanmoins épisodiquement des implants cochléaires, dispositif médical électronique destiné aux personnes atteintes d’une perte auditive sévère à profonde. En miroir de ces prothèses, le spectateur est muni d’un casque audio. Pour se voir déboutonner l’oreille par un monologue. Qui explore blessures de l’enfance et fêlures l’adolescence. Comme une grande part du théâtre signé Fabrice Melquiot, dont Days of Nothing.
Amour attentat
Animale, funambule, dansante, boxant les catégories imposées, rêvant d’androgynie que bande-annonce son corps aux seins évanescents, son interprète est Marion Lambert. En marcel, bras délicatement musclés où cascadent les reliefs de deux longues veines, la comédienne française marche, dans son meilleur, sur les brisées d’Anouk Grimberg (pour le théâtre de son père, Michel Vinaver) et Kristen Stewart (contemplative névrosée et hantée dans Personal Shopper).
Tour à tour méditative, grave, anxieuse, butée, piquante, écorchée, désarçonnée, batailleuse…, la jeune femme ne s’appesantit sur rien. Insolite et inclassable, elle met en évidence les vérités et contradictions de son personnage, explore toutes les nuances de l’instant pour en éclairer à la fois la fugacité et la profondeur. Douée, n’a-t-elle appris à la Comédie Française que le jeu passe par tout le corps ? Un exercice de dénudement à habiller par le métier. Et ce dernier ne se refuse pas chez elle au risque d’un théâtre social, de rue ou d’intervention.
La confession de son personnage, qui reconnaît ne pas vivre dans un clip de Calogero, chanteur nostalgique aux patchworks de poncifs un brin éculés sur l’enfance, est agitée de rancœur et de fureur. De celles qui se nouent autour d’un garçon aimé, dont le surgissement est peint sous des couleurs « djihadistes ». A l’en croire, le jeune homme est un attentat, un aéronef arrivant sur des tours (New York 9/11), une kalachnikov crachant sa mort séquencée (Charlie Hebdo, cafés et restaurants du 11e et Bataclan), un camion lancé au coeur de la foule (Nice). Bientôt la transparence du «quatrième mur» de verre s’animera d’un texte déposé au feutre. Faisant écho à l’Ulysse de Joyce, Vera pose une sorte de mantra pour coaching destiné à une jeunesse déboussolée que l’on imagine aussi endeuillée par les atteintes à sa vie : «Nous marchons de notre pas incertain vers ce que nous sommes de plus sûr».
Doutes et déroutes ados
Auteur de Maelström, Fabrice Melquiot aime à présenter la vie à l’image de fragments, bulles (mimées par la comédienne) qui s’échappent pour en faire naître d’autres. A la fin, l’être est laissé toujours seul, en manque, amputé de quelque chose. Ou à la recherche de sa part manquante.
Les oreilles chaussées d’un casque, le spectateur entend sa voix intérieure démultipliée de couches sonores. Elles vont du trafic à la sirène d’une ambulance en musardant par ballade rock et la K-Pop sud-coréenne à la fibre du septuor BTS. Signée Pascale Daniel-Lacombe, la mise en scène, elle, permet aux plateaux de jeu de coulisser sur des rails tout en se cristallisant sur l’unique protagoniste. Voyez-là évoluant bientôt dans une marche saccadée, à la fois éperdue et déterminée. Ne parcourt-elle pas ainsi de ses doutes à être le centre des intérêts de l’Autre, le garçon aimé et haï le fameux 8 couché du signe symbolisant l’ infini ?
L’adolescence apparaît ici sous un jour arpenté notamment au cinéma : à la fois familière et insondable, proche et démesurément lointaine. Ce qui domine notamment chez Vera ? Les troubles du narcissisme, les sentiments d’insignifiance, de vide et d’inexistence. Le souvenir retient comme il efface. La juvénile androgyne s’interroge, dialoguant avec ses voix intérieures. Elle évolue en des paysages contrastés, où se mêlent passés et présents. Si elle était une cité, elle en serait une traversée par un typhon.
A l’écoute au casque de la pièce, le regardeur devenu auditeur a la trouble impression de voir se rejouer quelque chose de l’ambition éthique d’un documentaire à la fibre anthropologique comme Premières solitudes dû à Claire Denis. Unifier, souder, voire réparer et soigner des adolescentes à vif en les invitant à exorciser leur solitude, leur incommunicabilité par la parole. Sur le mode de la confession, révélant une douleur contenue. Un nœud en souffrance se dévoile alors : le lien, un temps rompu, avec la mère. Ne serait pas le double de la fille ou une création de l’esprit se confondant avec elle ?
Bertrand Tappolet
Maelström. Théâtre Am Stram Gram. Jusqu’au 1er décembre. Rens. : amstramgram.ch