Pour ne pas oublier les luttes dans le Rojava

Rencontre • Lausanne accueillait la visite de représentants de deux organisations kurdes de Syrie - le Parti d’union démocratique (PYD), et le Croissant rouge kurde. L’occasion d’avoir un témoignage sur la situation dans le Rojava, terrain d’un projet démocratique inédit. (Par David Payot, Hayrettin Oztekin et réd.)

En janvier 2018, l’armée turque a lancé une offensive massive contre le Rojava, occupant notamment la ville d’ Afrin. (Doubichiou)

Si le Croissant rouge kurde est de passage, c’est d’abord parce qu’il cherche des soutiens dans toute l’Europe. Son histoire reflète le destin des Kurdes en Syrie: fondé en 2012 dans la région de Cizre, au Nord-Est de la Syrie, il se constitue alors que le pays est en proie à la guerre civile, et que le gouvernement central se retire progressivement. Ses premières actions visent à répondre à l’urgence et au manque de soins. Face à la violence des combats, il commence par se préoccuper de l’évacuation des blessés du front, puis développe ses propres services de soins, et apporte de l’aide aux nombreux réfugiés. Il s’engage en particulier lorsque l’Etat Islamique attaque le Sinjar et cherche à exterminer la minorité religieuse Yazidie qui y réside.

Alors que les YPG, les forces de défense kurdes, regagnent progressivement du terrain sur l’Etat Islamique, le Croissant rouge kurde s’étend aussi géographiquement au Nord-Est : Raqqa et Manbij sont reprises en 2016 par les Forces démocratiques syriennes, où les Kurdes collaborent avec les multiples populations arabes, syriaques ou turkmènes de la région. Un gouvernement démocratique et multiethnique s’établit. Selon la même évolution, le Croissant rouge kurde doit s’interroger sur son identité, car la moitié de ses membres sont arabes!

Cette dynamique de développement progressif aux dépens de l’Etat islamique est contestée. Le 21 janvier 2018, la Turquie d’Erdogan, très hostile au développement d’une région autonome kurde à ses frontières, attaque la province d’Afrin. L’armée turque appuie, par son aviation et son artillerie, l’avancée de milices islamiques arabes, dans l’indifférence des pouvoirs locaux comme des forces internationales. Après 58 jours de combat, les milices entrent dans Afrin. Pour nombre de Kurdes, mais aussi pour les personnes qui s’y étaient réfugiées depuis d’autres régions de Syrie, c’est un nouvel exode qui commence. Ce sont plusieurs centaines de milliers de personnes qui quittent la région, et qui vivent désormais en grande partie dans des camps autour de Shehba. Le Croissant rouge y prodigue une aide minimale, avec environ 90 employés. La situation est précaire, et les ressources restent maigres: la médecine est sommaire. Les moyens récoltés par le Croissant rouge kurde proviennent essentiellement des autres régions kurdes; ils peuvent aussi, pour le moment, compter sur une aide du Conseil de l’Europe et de l’Italie. En Suisse, ils collaborent avec medico, la section alémanique de la Centrale Sanitaire Suisse.

Conférence sur la lutte des femmes du Rojava

Vendredi soir à Lausanne, le Centre culturel du Kurdistan a organisé une réunion sur la place des femmes dans le Rojava. Elles ont souvent été l’emblème d’une révolution, où l’on passait de la charia de l’Etat islamique à un fédéralisme démocratique, où les différentes ethnies cohabitaient et mettaient à égalité hommes et femmes. Si elles ont pris les armes et joué un rôle majeur dans les combats, elles gardent aujourd’hui leur place. C’est ainsi que Raqqa, l’ex-capitale de l’Etat islamique, a désigné une femme au poste de maire. Cette révolution reste fragile: appuyée par les Etats-Unis et quelques pays européens, elle est considérée avec méfiance par le gouvernement syrien et par l’Iran, et fait régulièrement l’objet de menaces turques.

Représentante du PYD pour l’Europe, Zozan Derik a comparé la situation des femmes avant et après la révolution au Rojava. «Sorties d’un système féodal patriarcal, les femmes du Rojava sont devenues un espoir pour toutes les femmes du monde après la révolution», a-t-elle précisé. Coprésidente du Croissant-rouge kurde au Kurdistan, Jamila Hami, a fait un exposé sur la fondation et les efforts de son organisation au Rojava, pointant des conditions de guerre difficiles. «Heyva Sor est devenue un espoir. Au cours des combats, nous avons été la seule institution à offrir un coup de main. Nous avons pansé les blessures de nos peuples avec le soutien de la population, et nous continuons à le faire», a expliqué Jamila Hami.

«Nous n’avons jamais fait preuve de discrimination en matière d’aide. Aujourd’hui, nous aidons dans les camps les familles des membres des gangs de Daesh. Nous offrons notre soutien en fonction des besoins», a-t-elle encore expliqué.

Conseillère nationale socialiste vaudoise, Rebecca Ruiz a souligné l’importance de la lutte des femmes kurdes pour toutes les femmes. Elle a ainsi expliqué que les femmes sont confrontées à l’injustice partout. «Les femmes du monde entier peuvent surmonter les problèmes qu’elles rencontrent grâce à la solidarité qu’elles créent», a-t-elle argumenté.

Conseillère municipale lausannoise du POP, Céline Misiego est intervenue dans le même sens. «Le modèle de confédéralisme démocratique, a créé une identité libre pour les femmes dans cette région du Moyen-Orient», a-t-elle déclaré, soulignant qu’il devait y avoir une lutte contre le patriarcat dans tous les domaines.

Sociologue de l’Université de Lausanne, Lena Ajdacic a félicité les femmes kurdes pour leur lutte. «Le système construit au Rojava sous la direction des femmes est plus progressiste que dans toute autre région dans le monde». Elle a plaidé pour la nécessité de défendre cette révolution. «Alors que la Suisse et d’autres Etats sont de mèche, pour des intérêts commerciaux, avec l’Etat turc, qui veut étouffer la Révolution, nous devons créer de grands réseaux de solidarité en faveur du Rojava», a-t-elle expliqué.

Cynisme total d’Erdogan

Le vendredi également, Vladimir Poutine, Angela Merkel et Emmanuel Macron tenaient un sommet inédit sur la Syrie avec Recep Tayyip Erdogan à Istanbul. Avec ses homologues, le président turc pouvait bien appeler à «travailler ensemble pour créer les conditions propices à la paix et à la sécurité en Syrie» et à «soutenir une solution politique et renforcer le consensus international à cet égard ». Le lendemain, l’agence turque annonçait fièrement des bombardements contre la région de Kobane, afin de «combattre le terrorisme kurde». C’est à Kobane précisément que les Kurdes avaient, dès 2014, mis en Echec l’Etat islamique. La Turquie fermait alors sa frontière à tout soutien international contre le terrorisme islamique. On comprend mal pourquoi l’Europe s’obstine à collaborer avec le gouvernement turc pour stabiliser le Moyen-Orient, alors qu’il démontre régulièrement son rôle déstabilisateur. Espérons que le Croissant rouge kurde trouvera le soutien escompté en Europe.