La question nationale, à travers les indépendances catalane et écossaise, donne lieu ces derniers temps à des débats animés. Les divergences touchent aussi la gauche radicale, puisqu’en Catalogne Izquierda Unida ne soutient pas l’indépendance pour laquelle milite la CUP (Candidatura d’Unitat Popular), comme en Ecosse le Parti communiste de Grande-Bretagne se bat pour un maintien de la région dans le Royaume-Uni alors que le SSP (Scottish Socialist Party) lutte pour l’indépendance. Pour une gauche vraiment socialiste, la problématique est assurément complexe car elle implique les exigences parfois conflictuelles du nationalisme et de l’internationalisme. Les quelques paragraphes qui suivent se proposent d’apporter quelques éclairages et de soulever quelques questions sur ce sujet.
D’abord il me semble utile de résumer brièvement une lettre que Marx a écrite en 1870 à propos de l’indépendance irlandaise (1). Elle est d’une grande pertinence en liant la question nationale et les nécessités de la révolution ouvrière. Elle soutient l’indépendance irlandaise. En effet, cette dernière permettrait d’affaiblir, en la dépossédant, l’aristocratie terrienne anglaise, qui tire son pouvoir du contrôle de l’Irlande. Ensuite elle mettrait fin à l’émigration irlandaise vers l’Angleterre qui, en faisant concurrence aux ouvriers anglais, provoque une division de la classe ouvrière du pays. Une Irlande indépendante rendrait donc possible le renforcement d’une classe ouvrière anglaise homogène. Et comme l’Angleterre est à l’époque le seul pays où une révolution ouvrière est envisageable, l’indépendance irlandaise apparaît, selon Marx, comme une nécessité pour la mise en route de la révolution dans les autres pays. On voit donc comment ce texte présente une parfaite articulation entre l’indépendance d’un pays et le développement des luttes sociales au niveau international.
En deuxième lieu, je voudrais dire quelques mots de la position défendue par Lénine dans un article de 19142. D’abord le leader russe s’accorde tout à fait avec la position marxiste qui analyse la question des indépendances nationales en rapport avec la situation concrète, économique et sociale, propre à chaque pays. Ensuite il met en avant la convergence entre la forme nationale et le développement du capitalisme, et la nécessité ou en tout cas l’utilité de la forme nationale quand il s’agit de sortir des structures économiques et politiques archaïques. De plus, il soutient clairement le droit de chaque nation à revendiquer son indépendance, sans que cela signifie que toute nation doive nécessairement le faire. Il faut pourtant ajouter à ces éléments le rôle essentiel que cet article attribue à la lutte contre le nationalisme réactionnaire, et, dans des nations devenues indépendantes, à l’engagement de la classe ouvrière pour une politique de solidarité avec les ouvriers de toutes les autres nations.
En troisième lieu, je citerai la position du leader socialiste irlandais James Connolly telle qu’on la trouve dans un article de 1897 (3). Pour lui une nation a évidemment le droit de revendiquer et d’obtenir son indépendance. Il indique pourtant qu’aucun statut d’indépendance n’est satisfaisant tant que ce sont des aristocraties ou des bourgeoisies locales qui ont remplacé les classes dominantes étrangères. Il est donc indispensable que la classe ouvrière établisse le socialisme dans la nation ayant accédé à l’indépendance.
Que peut-on retirer de ces quelques textes face aux situations actuelles?
La position de Marx, selon laquelle toute question nationale doit se poser aussi en relation avec l’émancipation sociale aux niveaux national et mondial, est sans doute fondamentale. Concernant la Catalogne et l’Ecosse, les mouvements de gauche radicale se posent assurément ces questions sans nécessairement y répondre de la même façon. Une Ecosse indépendante apporterait-elle quelque chose au mouvement ouvrier britannique et international? Les communistes britanniques estiment qu’une sécession affaiblirait la gauche et les syndicats du Royaume-Uni sans renforcer la position de la gauche écossaise. On peut cependant contester ce point de vue en observant que trente ans de néolibéralisme ont été imposés à toute la Grande-Bretagne contre la volonté de l’Ecosse: ne serait-il pas justifié de commencer une reconquête progressiste à partir d’une Ecosse rétive au néolibéralisme ayant obtenu son indépendance?
La position de Lénine défend clairement, d’un point de vue progressiste, la fausseté de toute attitude refusant par principe de donner suite aux revendications d’indépendance. Qu’au nom du succès des luttes sociales, les mouvements de gauche radicale privilégient l’union ou la séparation, ils sont certainement tous d’accord pour l’organisation de référendums permettant aux nationaux de choisir eux-mêmes leur destin.
Quant à Connolly, mais aussi à Lénine, ils posent la question du dépassement de l’indépendance nationale bourgeoise à travers la construction du socialisme. Lénine insiste sur la correspondance entre l’Etat national et le capitalisme. Il serait possible de douter que des socialistes doivent s’intéresser à une forme territoriale et politique au service d’un système économique qu’ils combattent. Mais Lénine aussi bien que Connolly ne confondent pas le présent et l’avenir: ils vivent à l’époque du capitalisme, qui porte seulement les germes d’un socialisme qui n’est pas encore réalisé et qui émergera peu à peu.
Dans ce sens, c’est donc bien l’Etat national qui sert encore de cadre à partir duquel il est possible de travailler à son dépassement. On pourrait se dire que le capitalisme mondialisé s’est internationalisé et que désormais, au lieu des nations indépendantes, ce sont des ensembles supranationaux comme l’UE qui devraient s’imposer. Si cette vision peut attirer, il faut bien constater, d’une part, que les Etats nationaux exercent encore un pouvoir considérable, et d’autre part, que c’est encore au niveau national que les luttes sociales peuvent être efficaces (comme c’est au niveau national que les services publics et les assurances sociales peuvent fonctionner). La construction progressive du socialisme au sein des nations paraît donc d’actualité. Toute la gauche radicale s’accorde sans doute sur ce point, même s’il y a désaccord sur les frontières des nations.
De tout cela, il semble en tout cas qu’il est toujours légitime qu’une nation puisse voter sur son indépendance. Et n’est-il pas plus facile, quelles que soient les difficultés, de travailler à l’établissement du socialisme dans le cadre des nations qu’au sein de grands ensembles supranationaux où le capital jouit d’un pouvoir presque absolu?
1) Lettre de Marx à S. Meyer et A. Vogt, avril 1870, dans: Georges Haupt, etc., Les marxistes et la question nationale, 1848-1914, L’Harmattan, 1997, pp. 97 à 100.
2) Du droit des nations à disposer d’elles-mêmes, op. cit., pp. 335 à 350.
3) Socialisme et nationalisme, op. cit., pp. 356 à 359.